Kro qui discipline les banlieues

Simon Masseï (2024) Discipliner les banlieues ? L’éducation à l’égalité des sexes dévoyée, aux éditions La Dispute

Simon Masseï a un doctorat en science politique de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et est Maître de conférence en sciences de l’éducation à l’Université de Picardie Jules Verne. Ce livre est issu de son doctorat, soutenu en 2020.

Dans cet ouvrage, il montre comment les actions en faveur de l’égalité des sexes en contexte scolaire se concentrent sur les écoles des quartiers de relégation, les établissements subventionnés par les budgets : « politiques de la ville » et autres zones prioritaires d’éducation, en somme, les banlieues des grandes villes. Ce n’est pas particulièrement une stratégie politique ou une volonté affichée de l’état français. Cette situation se produit plutôt par défaut : les établissements bourgeois se soucient fort peu de ces problématiques, étant convaincus qu’il n’y a pas de sexisme dans leurs murs, ou alors de manière potache, éphémère et individuel. La question de l’égalité des sexes n’est pas non plus une préoccupation première des établissements populaires, mais c’est souvent un moyen d’aborder une thématique qui, elle, a été mise au centre des préoccupations politiques : l’Islam, accusé entre autres, de générer un sexisme qui cette fois, est vu comme systémique. De fait, la plupart des établissements qui sollicitent les associations pour des actions en faveur de l’égalité sont des établissements en zone d’éducation prioritaire. Comme la recherche de contrat est une activité particulièrement chronophage, on comprend aisément que les associations interviennent prioritairement là où il a de l’intérêt et le plus de chance d’obtenir des financements. En conséquence, cette association exclusive entre égalité des sexes et islam produit ce que Christelle Hamel appelle une racialisation du sexisme.

Cette situation est la conséquence d’un désengagement de l’état par rapport à ces thématiques. Simon Masseï pointe le glissement qui s’est produit dans les années 80 et 90. Le remplacement peu à peu des termes « sexisme » par « stéréotype » montre une disparition des discours militants féministe et une psychologisation (et individualisation) du problème.

Si vous voulez lire une analyse des conventions ministérielles sur l’égalité filles garçons en éducation, je vous propose mon article : « Après 40 ans de politiques « égalité » en éducation, avons-nous enfin abouti à la convention ultime ? ».

Ces conventions finissent par pointer l’importance de la formation des enseignant-es, mais envisagent la question de l’égalité de manière morcelée : d’abord elles ciblent l’orientation professionnelle des filles (l’époque Yvette Roudy), puis arrive la lutte contre les stéréotypes présents chez les élèves et dans un second temps, chez les enseignant-es. Enfin, apparait le thème de la violence de genre, sans qu’un lien soit fait avec l’orientation scolaire. Or, et pour revenir à mes sujets favoris, la quasi-absence de filles de l’option informatique au lycée n’est pas sans lien avec la violence de genre qui s’y exerce.

Revenons au livre de Simon Masseï.  À ce point de la lecture, peut-être me direz-vous : « certes, il y a peut-être une concentration des efforts sur les banlieues, mais tout de même, ce n’est pas comme si c’étaient des efforts inutiles. ».

Ce que Simon Masseï montre avec habileté, c’est qu’il se produit une sorte de double d’effet pygmalion, sur les élèves comme sur les parents d’élèves, notamment les mères.

Les mères d’élèves expriment leur ras-le-bol d’être considérées comme des femmes soumises, de voir leurs garçons considérés comme des machos et leur mari comme des sauvages. Leur discours se crispe et elles interpellent l’école. Si au moment de la Manif pour tous, les mères catholiques ou les mères musulmanes semblaient avoir les mêmes griefs contre les ABCD de l’égalité, le fond de la revendication était différent : les mères catholiques voulaient garder la main sur l’éducation sentimentale et sexuelle (y compris sur les questions d’homophobie ou de violence de genre) alors que les mères musulmanes voulaient que l’école se préoccupe surtout du niveau scolaire qui laissait à désirer, notamment quand les discours égalitaires étaient instrumentalisés pour juger ou dévaloriser leurs croyances.

Ce qui navre profondément, c’est de lire dans les verbatims de mères engagées – des femmes qui aspirent à la réussite de leurs enfants et croient en l’éducation – qu’elles se retrouvent confrontées à une institution scolaire qui les traite avec condescendance. Perçues comme une population ignorante à maintenir à distance, on espère de leur part docilité et obéissance, alors qu’elles ont des questions et des inquiétudes.

Du côté des élèves, on constate que ces interventions produisent surtout de la reproduction sociale, surtout quand les intervenant-es ne sont pas des spécialistes des questions de genre ou de sexisme, mais qu’elles viennent plus banalement de l’éducation populaire, et que leur connaissance du sujet se limite au discours convenu de la lutte contre les stéréotypes.

Les bons et bonnes élèves de l’égalité des sexes sont ceux et celles qui sont par ailleurs en position scolaire haute. Elles et ils appliquent à l’égalité les compétences qu’elles et ils sont capables d’activer dans toutes les disciplines scolaires : capacité d’analyse, niveau de vocabulaire attendu de la bourgeoisie, connaissance préalable de base de la question. En outre, ces élèves se croient (tout autant que leur parents) à l’abri du sexisme, et estiment que les interventions sont surtout utiles pour les élèves de la classe. L’idée n’est bien sûr pas de dire que les élèves racisés ne tirent pas profit des interventions. Mais en faire les cibles préférentielles (voir unique) des actions fait totalement oublier que derrière un langage policé et des réponses attendues, le sexisme est systémique.

Dans les classes populaires, quand les élèves comprennent qu’on vient leur faire la leçon, à elles et eux spécifiquement, parce que musulman-es, ils et elles résistent, par l’humour de « bouffon » parce que c’est aussi ce qu’on attend de leur part (ou disons la seule place qu’on leur laisse) et par une crispation sur leurs valeurs, notamment sur la respectabilité des filles.

Ce travail de Simon Masseï est incontestablement brillant (à réserver plutôt à des lecteurs avertis). La thèse a été dirigée par Frédérique Matonti qui est politologue et les travaux de Simon Masseï commence par de l’analyse de politique publique, et glissent rapidement vers la sociologie. Je regrette toutefois l’absence de références en science de l’éducation, à tel point qu’on a parfois le sentiment de lire un livre qui parle sans arrêt de l’école sans traiter de l’école. Je reconnais qu’il ne s’agit pas d’un livre sur l’école et l’égalité des sexes, mais sur les groupes sociaux ciblés par les actions en faveur de l’égalité des sexes en contexte scolaire. Mais, je sais aussi que dans la hiérarchie des disciplines, les sciences de l’éducation n’ont pas la même place que la sociologie ou les sciences politiques. Si nous lisons les recherches des autres, il est rare qu’on vienne nous lire (où qu’on nous conseille aux doctorant-es d’autres disciplines). Toutefois, sur les questions de l’égalité des sexes en classe, nous sommes quand même quelques un-es à avoir des choses à dire, notamment sur efficacité très discutable de ces interventions en marge du quotidien de la classe, l’obsession problématique de l’approche par les stéréotypes ou le manque de formation des enseignant-es sur ce que sont les rapports sociaux et comment ils opèrent en classe.

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