Fanny Lignon (2024), Récits vidéoludiques. Le personnage réinventé. C&F Éditions
Fanny Lignon a un parcours atypique qui inclut philosophie, cinéma, sciences de l’information et de la communication et sciences de l’éducation. C’est avec ce bagage qu’elle aborde le personnage de jeu vidéo. Elle a également travaillé sur les questions genre puisqu’elle a coordonné le premier ouvrage collectif en français sur Genre et jeu vidéo en 2015 et reste la spécialiste francophone en la matière. Et c’est évidemment sur ce thème qu’on s’est rencontré…
Les jeux vidéo, apparus dans les années 1950, sont aujourd’hui un phénomène économique et culturel de premier plan. Pourtant, leur reconnaissance comme objet d’étude légitime par l’université a pris du temps. Les premières analyses se sont concentrées sur les aspects visuels, sans doute en raison de l’influence des chercheurs issus du cinéma et des arts visuels. Par la suite, l’étude de la scénarisation et du gameplay s’est développée. Dans ce cadre, une équipe québécoise composée d’Arsenault, Côté et Larochelle a proposé un modèle détaillé et opérationnel : le Game FAVR, qui permet d’analyser l’ensemble des dimensions visuelles du jeu vidéo.
Reste à analyser les personnages, telle est la mission réussie que se donne Fanny Lignon dans ce livre.
Fanny Lignon revient sur la question de genre dans cet ouvrage. Qui joue ? Tout le monde, filles et garçons. Mais à quoi ? Et combien de temps ? C’est là où la question devient compliquée et que les enquêtes généralistes, souvent en lien d’intérêt avec l’industrie du jeu, fournit des réponses à prendre avec précautions. Du côté de la recherche, on note des pratiques différentes : des filles qui arrêtent de jouer plus tôt que les garçons, des investissements moindres et des jeux différents. En outre, Lisa Fericelli montre dans sa thèse soutenue en 2024 que les filles d’âge primaire jouent, mais n’en parlent pas à l’école. Elles vivent alors collectivement dans la croyance que seuls les garçons jouent, ce qui contribue à invisibiliser leurs pratiques.
J’ajouterais que les jeux qui réunissent surtout les filles sont moins intéressants pour l’industrie du jeu vidéo que ceux qui ciblent les garçons. On n’achète pas un fauteuil de gamer ou un écran avec un rafraichissement d’image ultra rapide pour jouer aux Sim’s, à des jeux de danse ou d’élevage de dragons domestiques. Par ailleurs, les gameuses ont rarement le pouvoir d’achat des gameurs.
Les histoires racontées dans ces jeux utilisent des ressorts classiques, du moins, dans les jeux grand public pris en considération dans ce travail. La plupart des histoires mobilisent des valeurs morales manichéennes : on joue les gentils dans un univers qui compte sur nous pour faire le bien. En général, un système de récompense est associé, sous forme d’avantage, de gratification, d’argent. Si le plus souvent, ces jeux prennent faits et causes pour le capitalisme, les modèles socioéconomiques sont toutefois nuancés : les Sim’s permettent de tester des valeurs d’égalité et de diversité. Grand Theft Auto n’a pas été conçu pour faire l’apologie du crime et montre l’envers du rêve américain (mais pas vraiment l’envers du machisme !).
Fanny Lignon conclut que ces histoires sont bien des récits, au sens où ils sont porteurs d’une idéologie et proposent un mode d’interprétation du monde, ils mettent en place des dispositifs narratifs courants qui se construisent autour de personnages et font appel à un narrateur, rôle qu’ils confient en grande partie au joueur, à travers le personnage.
L’apport original de Fanny Lignon tient à la manière dont elle va considérer les personnages. À l’aune des définitions classiques, ce sont des « infrapersonnages » (c’est-à-dire des figures creuses, par rapport à ce qu’on peut attendre d’un personnage de récits), mais que la spécificité du jeu peut en faire simultanément des « ultrapersonnages ».
Ces infrapersonnages, qu’ils viennent du monde réel (comme à FIFA) de l’univers du la BD, du cinéma ou créés spécialement pour le jeu sont passablement lacunaires. On sait peu de choses d’eux, leur origine, leur histoire, leurs goûts. Même quand un livret de description existe, il est rare qu’il soit lu (je sais grâce à Fanny Lignon que Birdo, la version rose de Yoshi, dinosaure de l’univers de Super Mario est un garçon qui pense être une fille). Ces personnages de vidéo sont, la plupart du temps, privés d’intériorité et n’expriment pas ou quasiment jamais d’émotions (en tout cas, pas d’émotions complexes).
Si les joueurs et joueuses se retrouvent un peu dans un film muet, de manière « infra », pour reprendre les termes de l’autrice, ils et elles habitent aussi l’histoire de manière « ultra » puisque certains jeux permettent d’immenses possibilités en termes d’image, d’invention et de projection. Les joueurs créent l’histoire, incarnent le personnage en y insufflant l’émotion qu’il n’a pas, deviennent réalisateurs et acteurs.
Mais certains jeux vont encore plus loin. Fanny Lignon nous emmène dans l’univers de Nintendo où on peut être, comme elle le dit « Mii homme, Mii femme », les Mii étant les avatars créés par les joueurs. Au début de la création du personnage, on doit choisir exclusivement entre homme ou femme, et cette binarité peut être comparée à celle imposée par l’état civil en France, appelée aussi sexe d’assignation. Ensuite, tous les travestissements sont possibles, de sorte qu’on peut performer son identité dans l’espace du genre ou de la race sans qu’il y ait confusion avec qui on est dans le monde social. Il ne s’agit pas d’un déni du réel ou d’une fuite, pas plus que ne l’est l’évasion que procurent un roman ou un film.
Ce jeu avec le personnage permet également un certain jeu avec le genre. Les informaticiens et les Geeks de manière générale ont souvent été décrits comme des personnes peu à l’aise avec leur corps, loin des canons de la masculinité hégémonique (force physique, résistance au mal, puissance sexuelle). Pour autant ils incarnent volontiers dans les jeux vidéo guerriers ou d’heroic-fantasy des archétypes de masculinité hégémonique ou militarisée pour citer Sébastien Genvo, dans une sorte de sublimation de ce fantasme inaccessible. C’est aussi un lieu où les garçons s’autorisent des activités considérées comme féminines parce qu’elles sont déguisées en pratique virile. Les moments de prélude de jeu où on équipe son personnage ne sont rien d’autre que des moments où on joue à la poupée. Dans ces jeux présentés comme virils, les récompenses peuvent être des armes… ou des vêtements.
Finalement Fanny Lignon conclut que le jeu vidéo permet de réaliser le rêve de tout amateur de fiction : entrer totalement dans le récit, devenir le personnage et s’évader de soi.