Vanina Mozziconacci est une ancienne élève de l’ENS de Lyon. Elle est agrégée de philosophie et maîtresse de conférences à l’Université Paul Valéry Montpellier 3. Son travail porte principalement sur les théorisations féministes de l’éducation et la pédagogie féministe.
Vanina Mozziconacci n’est pas la première philosophe à réfléchir à la philosophie en féministe, on reconnait l’héritage de Michèle Le Dœuff surtout et de Nicole Mosconi. Elle est en revanche une des rares philosophes de langue française à vouloir vulgariser et même didactiser la philosophie féministe. Dans une telle approche, je ne connais que Geneviève Guilpain.
D’ordinaire, lire Vanina Mozziconacci n’est pas très simple. Cet ouvrage : Apprendre à philosopher en féministe a la volonté de vulgariser sa pensée à destination de toute personne qui pense qu’une autre philosophie est possible : une philosophie qui ne chercherait pas à se prétendre universelle quand elle parle au masculin blanc, ou quand elle théorise l’infériorité des femmes. Le pari est réussi même si je pense qu’une culture philosophique (que je n’ai pas) facilite la lecture. Cette note de lecture sera donc un commentaire d’une pédagogue. Elle sera certainement très différente de la note qu’aurait fait un·e philosophe… en certainement de bien moins bonne qualité, car que vaut la pédagogie, face la divine philosophie ? Je vous rassure, Vanina Mozziconacci est de ces philosophes qui ne pensent pas que sa discipline supplante toutes les autres. Son introduction montre la bêtise à laquelle se confronte une philosophe quand ses pairs la surprennent en flagrant délit de sociologie ou de pédagogie (alors qu’elle cherche à faire de la philosophie autrement, en se nourrissant d’autres champs de savoir).
Le projet de ce livre est d’élaborer une didactique féministe. Mais pour cela, il ne suffit pas comme dirait Vanina Mozziconacci de « mettre des femmes et de bien mélanger ». Il s’agit, pour enseigner en féministe, de changer ce que nous enseignons, mais surtout la façon dont nous l’enseignons. Pour modifier nos façons de faire, « nous devons prendre en considération la spécificité de notre discipline » p.32.
Une première partie intitulée : « Pourquoi des didactiques féministes » m’a beaucoup intéressée, probablement parce que c’est celle qui est le plus proche de mes préoccupations, en tant qu’enseignante qui tente de mettre en œuvre une pédagogie critique. Ce chapitre revient sur ce qu’est et ce que n’est pas une pédagogie féministe et surtout en pointe les limites, sans que ces limites ne remettent en cause le projet. Notamment l’autrice tranche dans le débat : faut-il enseigner des pratiques enseignantes ou faut-il changer les consciences des enseignant·es ?
En repartant des propos de bell hooks, elle nous dit : « la prétention de la pédagogie féministe à faire de l’enseignement féministe un suivi psychologique visant le bien-être des étudiantes (…) non seulement n’est pas réalisable, mais aussi et surtout entrav[e] la portée critique qui caractérise les savoirs féministes » p.44. En substance : psychologiser la pédagogie féministe est une manière de la dépolitiser et même, l’emmener sur le terrain du personnel où elle n’a rien à faire. Si le privé et l’intime sont évidemment politiques, l’inverse n’est pas vrai. Psychologiser et personnaliser le politique amène des dérives dangereuses, notamment quand on l’importe dans la salle de classe[1]. Si évaluer des travaux dans le cadre de la pédagogie critique est toujours délicat (je pense même que la pédagogie critique s’arrête quand commence l’évaluation), évaluer l’intime est aussi illégitime que violent.
Même si je reste convaincue que la pédagogie féministe n’est pas condamnée à être psychologisante, Vanina Mozziconacci veut passer de la pédagogie à la didactique pour « passer de la psychologie à l’épistémologie ».
La définition de l’autrice de la didactique ferait débat au sein de la tradition des recherches en didactique, notamment telle qu’elle est pratiquée à l’université de Genève. Pour un chercheur comme Bernard Schneuwly (2020), le didactique est défini comme un rapport entre trois termes : savoirs, élèves, enseignant·es, qui constitue le cœur de la forme scolaire. C’est seulement depuis 50 ans que les didactiques disciplinaires se constituent avec des concepts propres et des démarches empiriques. Mais en somme, la Res didactica n’a pas besoin d’une discipline pour exister.
Pour Vanina Mozziconacci, parler de didactique signifie parler de discipline : il s’agit de partir de la logique spécifique d’une discipline, ici la philosophie, « de ce qu’elle produit comme connaissances ainsi que de la façon propre qu’elle a de les produire et de les évaluer » p.50.
Or le projet n’est pas simple parce que deux affirmations envahissent la page blanche de toute personne en voulant se coller à ce projet :
Premièrement, la philosophie féministe ça n’existerait pas. L’autrice va s’attacher à définir la philosophie féministe qui n’est donc évidemment pas la philosophie écrite par des femmes (l’expérience nous montre qu’on peut être femme et se couler dans les productions littéraires et idéologiques des dominants). C’est une philosophie qui critique le canon philosophique, quand il parle d’un universel masculin blanc, qui propose de nouveaux objets comme dignes d’une analyse philosophique (par exemple des objets considérés comme privés) et offrir de nouvelles façons de penser des questions centrales de la philosophie (comme le sujet, sous l’angle de l’intime).
Deuxième affirmation : la didactique de la philosophie, ça n’existerait pas. La philosophie se place très haut dans la hiérarchie symbolique des disciplines. La philosophie relèverait d’une forme de pureté, d’universel qu’on ne pourrait atteindre que si l’on est doté d’un don, d’un génie essentiel. Il faut noter que les représentations sociales attribuent le génie et le talent invariablement aux hommes et cette mise en évidence du stéréotype revient régulièrement dans les recherches en psychosociale, une des plus récentes étant celle de Napp & Breda (2022). Puisqu’il faut un don pour philosopher, didactiser la philosophie est une perte de temps. Bien sûr, si jamais le projet didactique était un succès, on s’apercevrait que tout le monde peut philosopher et le statut de la discipline serait en danger. Comme le dit l’autrice, « la didactisation est une despiédestalisation[2] » p.79.
On pourrait opposer à l’autrice l’exemple des mathématiques. La didactique des mathématiques est probablement la didactique disciplinaire la plus importante dans le paysage universitaire des didactiques. Pourtant, les mathématiques font eux aussi partie des disciplines très hautes dans la hiérarchie symbolique des disciplines, de sorte que l’on parle d’une bosse des maths, d’un don des maths que les hommes auraient et que les femmes n’auraient pas. Dans leur ouvrage Blanchard et al. (2018) expliquent que dans les classes préparatoires en mathématiques, on distingue ceux qui sont capables de dominer les problèmes mathématiques et de produire des démonstrations élégantes, de celles qui produisent des démonstrations laborieuses ou scolaires… sans que personne pour autant ne soit capable d’expliquer (donc de didactiser) la manière dont on passe d’une résolution laborieuse à une résolution élégante.
Autre discipline basée sur le don, et de manière peut-être encore de plus nette, c’est l’éducation physique et sportive. Et là encore, c’est une discipline où la recherche en didactique est très importante… mais comme pour les maths, jusqu’à un certain niveau. On aura beau didactiser l’éducation physique, on finit toujours par retomber sur des considérations physiologiques : les filles sont moins fortes que les garçons, y compris aux âges où cette remarque n’a aucun sens et sans se préoccuper du fait que l’entraînement est sexospécifique et que les pratiques sociales de référence ont une influence considérable. À haut niveau, ça reste une question innée.
Ces deux exemples n’invalident pas pour autant la remarque de l’autrice. En effet, pour ces disciplines, mathématiques et sport, la didactique s’arrête au moment où le génie commence c’est-à-dire dans la pratique de hauts niveaux ou les maths dites pures. Je ferais l’hypothèse que si la philosophie n’a pas eu de développement didactique c’est parce qu’elle n’est enseignée qu’en terminale. Ce serait une discipline comme les autres, elle aurait sa version considérée comme dégradée, qui serait didactisable, comme par exemple le sont les « discussions à visée philosophique » à l’école primaire de Michel Tozzi, qui se présente comme un didacticien de l’apprentissage du philosopher (et non de la philosophie).
La 2e partie de l’ouvrage est un manuel pour apprendre à philosopher féministement. Indiscutablement, cette partie devrait être mise dans les mains de toustes les profs de philo quel que soit le niveau où iels enseignent. L’autrice reprend des éléments clés de l’enseignement de la philosophie et propose des recadrages : prendre en compte les minorités, oser une didactique située et critique, contester les questions de neutralité philosophique. L’autrice a en outre l’honnêteté intellectuelle de se poser la question de la domination adulte et des conséquences qu’elle a dans la classe, non pas pour prétendre que tout le monde doit être égal, mais pour comprendre ce que signifie une relation pédagogique dans un contexte féministe, philosophique et critique, avec les rapports de pouvoir inhérents à la classe.
La fin de l’ouvrage propose des horizons de travail pour les qui permet de ne pas les laisser démuni·es face à leurs programmes de cours. Non seulement cet ouvrage leur propose de repenser leur discipline, mais répond à une question fondamentale qu’iels se posent et qu’il ne faut jamais éluder : « C’est bien joli, tout ça, mais comment je fais demainß dans ma classe ? ».
Blanchard, M., Orange, S., & Pierrel, A. (2016). Filles + sciences = une équation insoluble ? Enquête sur les classes préparatoires scientifiques. Rue d’Ulm.
Napp, C., & Breda, T. (2022). The stereotype that girls lack talent: A worldwide investigation. Science Advances, 8(10). https://doi.org/10.1126/sciadv.abm3689
Schneuwly, B. (2020). « Didactique » ? Didactique, 1(1), 40–60. https://doi.org/10.37571/2020.0103
[1] À ce sujet, voir le récent ouvrage : Le politique est-il personnel ? Critiques féministes des pédagogies féministes de Chandra Talpade Mohanty, Vanina Mozziconacci, Kathleen Martindale, Barbara Omolade & Mimi Orner chez Hystériques & AssociéEs (2025)
[2] Il parait que je suis responsable du néologisme… Je ne mesure pas le mal que je fais au disciplines sérieuses…