Histoire de la frigidité
Conférence d’Elsa Dorlin, Maîtresse de conférence en Philosophie à Paris I, à l’IEC
Prises de notes durant la conférence qui, je l’espère, sont fidèles à la pensée de leur auteure
Cette histoire de la frigidité va de paire avec une histoire du plaisir féminin et s’actualise aujourd’hui dans les revendications contemporaines des femmes : réappropriation de leur corps et de leur plaisir.
La médecine et la philosophie antique (Gallien, Hippocrate) considérait que les femmes étaient des êtres physiologiquement froids et humides. Jusqu’au XVIIIe siècle, la frigidité chez les femmes était la normalité d’un corps sain.
En effet, le corps était supposé être composé de 4 humeurs, liées aux quatre éléments et générateurs de comportement :
– la « bile rouge » ou « sang » (feu, chaud et sec)
– la « bile jaune » ou « bile » ou « fiel » ou « colère » ou « cholère » (air, chaud et humide)
– la « bile blanche » ou « flegme » ou « lymphe » (eau, humide et froid)
– la « bile noire » ou « atrabile » ou « mélancolie » (terre, froid et sec)
Un état parfait demande un équilibre de ces quatre humeurs, mais ce qui nous différencie, fait nos caractères et même nos différences physiologiques, c’est un déséquilibre entre ces quatre humeurs. Ce déséquilibre amène également des prédispositions à certaines maladies.
Les hommes peuvent avoir toute sorte de tempéraments, selon leur âge, leur activité, la région où ils habitent, alors que les femmes sont supposées avoir une grande stabilité d’humeur : elles sont toutes et toujours flegmatique. C’est d’ailleurs ce qui fonde la différence entre les sexes : les femmes sont froides et humides, elles forment un groupe humain homogène et elles ont des maladies spécifiques. Elles sont pour cela physiquement inférieures aux hommes.
Les hommes sont chauds, de la chaleur de la vie, cette chaleur, c’est aussi leur activité psychique, la virilité, la source de vie.
Les femmes ont le froid de la mort et souffrent d’une certaine débilité de l’organisme.
La femme la plus chaude sera toujours plus froide que l’homme le plus froid.
On croyait en outre à l’époque à un isomorphisme des corps masculins et féminins, la différence étant que les hommes avaient assez de chaleur pour avoir expulsé à l’extérieur leur appareil génital alors que les femmes l’avaient à l’intérieur.
Exemple d’appareil reproducteur féminin :
Du Laurens : les « vases spermatiques préparans » (PP), dont une partie aboutit aux « testicules des femmes » (OO), les « vaisseaux éjaculatoires » (QQ) qui se divisent dans les deux branches évoquées plus haut, et dont Du laurens revendique la découverte ; la matrice (L) prolongée par son « col » (M), c’est-à-dire le vagin.
Au XVIe siècle, on a du mal à imaginer que la nature fait indéfiniment des être défectueux. Cette frigidité doit avoir un sens : c’est elle qui permet la reproduction. En effet, les femmes ne sont pas assez chaudes pour brûler toute leur alimentation et c’est ce surplus d’alimentation qui permet de nourrir l’embryon.
La stérilité a un certain nombre de causes :
– trop de frigidité
– trop de chaleur
– mais aussi des pratiques anticonceptionnelles décrites pour qu’elles ne soient pas pratiquées !
Néanmoins, la frigidité comme maladie, c’est d’abord une maladie des hommes. C’est d’ailleurs une maladie honteuse qui leur empêche d’avoir une érection et d’éjaculer. Il existe des tribunaux devant lesquels les hommes doivent prouver leur virilité (sinon, le mariage n’est pas valide). S’ils n’y parviennent pas, ils sont déclarés trop féminin, donc malade.
Au XVIIe siècle a lieu une grande querelle entre Misogynes et Gynophiles : il s’agit de savoir lequel des deux sexes est le plus élevé moralement, le plus vertueux. Si les femmes sont telles que le dit Aristote, cela signifie qu’elles sont dans une posture de retenue sexuelle, elles sont donc plus morales. En étant froides, les femmes sont chastes.
Alors que les hommes, par leur tempérament sanguin, sont tous bouillants, lubriques, bref, bien moins moraux.
Les Misogynes ne peuvent pas contredire Aristote, néanmoins, ils s’appuient sur la figure de l’Eve tentatrice pour douter de la moralité des femmes. Les prostituées en sont un exemple : ce sont des femmes virilisées, elles prennent l’initiative du rapport, elles savent, elles agissent. D’ailleurs, les prostituées ont le tempérament sanguin, elles ont souvent les cheveux noirs, la peau mate, le corps musclé. Leurs relations sont stériles car elles brûlent totalement le sperme de leur partenaire et aussi que leurs rapports sont sans plaisir.
En effet, on pense que le plaisir sexuel féminin est nécessaire à la fécondation.
Ce qui permet de dire par exemple qu’en cas de viol, il n’y a jamais de conception… sauf si la femme a éprouvé du plaisir.
Jusqu’en 1822, la frigidité est ainsi une maladie des hommes et en 1855, la frigidité devient une maladie de femmes. Entre temps, on a découvert l’ovulation, qui n’est pas lié au plaisir ressenti par les femmes. Le plaisir féminin n’est donc plus utile à la conception. Les médecins s’en désintéressent. Le clitoris qui jusque là était un organe utile devient suspect. Le plaisir sexuel est remplacé par l’instinct sexuel dont la finalité inconsciente est la reproduction. Donc, il est normale de recherche un rapport sexuel reproductif et d’en éprouver du plaisir. Le plaisir non reproductif (masturbation, homosexualité) est déviant.
Le seul plaisir sexuel licite, c’est la pénétration qui peut le produire, car le rapport est fécond, vers une maternité qui est l’achèvement du féminin.
Dans le même mouvement, la colonisation va construire une infériorité des femmes non blanches. Une des preuves de la supériorité de la race européenne, c’est la différenciation des pratiques sexuelles entre hommes et femmes : l’homme a du plaisir en éjaculant et la femme en étant pénétrée. Le reste, c’est de la déviance.
Alors que chez les femmes africaines, supposées plus chaudes, plus viriles, peu réglées et moins fécondes, les pratiques sexuelles sont supposées plus similaires entre hommes et femmes. En particulier, on les imagine dotée d’un clitoris très grand, qu’elles masturbent fréquemment. Ainsi d’ailleurs, les européens justifient l’excision pratiquée sur les femmes noires, non nécessaire chez les européennes, mais systématiquement utile chez les femmes noires et qui permet de féminiser ces corps trop virils.
Alors, le sens de frigidité a changé : la frigidité, c’est l’absence de plaisir pendant la pénétration. Voilà qu’on découvre alors une multitude de femmes frigides !
Un des remèdes préconisés alors à la frigidité, c’est une réduction voir une ablation du clitoris, permettant ainsi un plaisir non déviant, licite à celles qui n’en éprouvent pas ou encore qui n’éprouverait pas du plaisir de la bonne manière, comme celle qu’on appelle les nymphomanes (qui se masturbent) ou les tribades (homosexuelles).