Michel Foucault fait partie de ces auteurs qui font peur, réputé ardu. L’histoire de la sexualité qui comprend 3 tomes regroupe un ensemble de cours qui a prononcé au collège de France à la fin des années 1970. Sous cette forme, la pensée de Foucault est assez facile d’accès, pas trop dense, même si j’ai trouvé son écriture pas très agréable. Mais a priori, ce n’est pas tant pour le style qu’on lit Foucault. C’est vraiment très intéressant.
Michel Foucault
Histoire de la sexualité I : la volonté de savoir
On a coutume de penser que la sexualité a connu une grande phase de répression, autour du XVIIIe siècle. Avant, la sexualité aurait été plus libre, ou plus naturelle. Et depuis, nous serions en train de tenter de nous libérer, but encore loin d’être atteint.
Bien sûr, il y a eu répression, mais non pas sous la forme d’un interdit absolu, unique. Au contraire : sous la forme d’une volonté de savoir, de tout savoir, de tout dire, de tout expliquer, jusqu’à créer une science de la sexualité, permettant de créer une administration de la vie sexuelle sociale qui émet à force de discours supposés savant une norme, une économie sexuelle.
Tout savoir : par la confession où à partir du XVIIe siècle, il convient de tout dire, de tout avouer, dans les moindres détails de ses plaisirs ou désir. Plus tard, le médecin, l’hygiéniste, le psychanalyste s’en empare. Le contrôle parental sur la sexualité des enfants, le contrôle médical pour s’assurer que la sexualité est saine, la pastorale chrétienne, comme l’appelle Foucault, tous ces contrôles ont certes comme but apparent de dire non à toutes les sexualités « errantes ou improductives » mais en même temps, ils fonctionnent comme des mécanismes à double impulsion : « plaisir d’exercer un pouvoir qui questionne, surveille, guette, épie, fouille, palpe, met au jour ; et de l’autre, plaisir qui s’allume d’avoir échapper à ce pouvoir […] pouvoir qui se laisse envahir par le plaisir qu’il pourchasse ; et de l’autre, pouvoir s’affirmant dans le plaisir de se montrer, de scandaliser ou de résister […] Ces incitations circulaires ont aménagées autour des corps non pas des frontières à ne pas franchir, mais les spirales perpétuelles du pouvoir et du plaisir. »
Nous arrivons alors à la naissance d’une « scientia sexualis ».
Le sexe, tout au long du XIXe semble s’inscrire sur deux registres de savoir bien distincts : une biologie de la reproduction qui avance globalement selon un procédé scientifique et une médecine du sexe qui éventuellement utilise la première comme caution mais n’a rien à voir avec la science. Comme si la première découlait d’une immense volonté de savoir et la suivante, d’une volonté obstinée de non-savoir.
Notre scienta sexualis est très différente d’un ars erotica tel le connaisse la Chine, le Japon, l’Inde, les sociétés arabo-musulmanes : le plaisir y est pris en compte pour le plaisir lui-même et non pas par rapport à une loi de ce qui est permis ou non. C’est un savoir qui doit rester secret, non pas par honte, mais parce qu’il perdrait ses vertus à être divulgué et ne doit se transmettre que du maître à l’élève au cour d’un parcours initiatique.
Néanmoins, nous avons au moins inventé un plaisir autre : celui de l’aveu. Le plaisir à dire la vérité du plaisir, à l’exposer, à la découvrir ; le plaisir spécifique au discours « vrai » sur le plaisir. Notre civilisation est extrêmement bavarde sur le plaisir.
L’enjeu est de contrôler les sexualités illicites, improductives, dangereuses : celles de enfants, des femmes, des fous ou (c’est peu différent), les sexualités perverses. Pourquoi ? pour éviter la dégénérescence : une hérédité lourde de maladies diverses – organiques, fonctionnelles ou psychique, peu importe – était supposée produire en fin de compte un pervers sexuel. Dans la généalogie d’un homosexuel, vous trouverez un ancêtre hémiplégique, un parent atteint de démence sénile… Mais inversement, une perversion sexuelle induisait un appauvrissement de la descendance. « L’ensemble perversion-hérédité-dégénérescence a constitué le noyau solide des nouvelles technologies du sexe. »
Si on résume l’histoire de la sexualité à une répression et qu’on réfère cette répression à l’utilisation de la force de travail, on s’attendrait à ce que la répression la plus forte s’adresse d’abord aux classes pauvres. L’homme adulte jeune, ne possédant que sa force de travail aurait du en être la première cible, pour éviter qu’il ne dilapide son énergie disponible en plaisir inutile et non en travail obligatoire. Or les techniques de contrôle de la sexualité ont été appliquées avec le plus d’intensité dans les classes économiquement privilégiées et politiquement dirigeantes, dans les milieux bourgeois.
C’est dans la famille bourgeoise que fut problématisée d’abord la sexualité des enfants (la masturbation), médicalisée la sexualité des femmes (l’hystérie). C’est elle qui fut alertée d’abord sur les pathologies du sexe (les déviances). L’adolescent gaspillant sa semence, l’enfant onaniste qui a tant inquiété les médecins, ce n’était pas l’enfant du peuple, mais l’enfant entouré de précepteurs et domestiques, celui qui devait éviter de compromettre ses capacités intellectuelles et conserver à sa famille et sa classe une descendance saine. De même, seule la femme vertueuse (ni nerveuse, ni hystérique) pouvait avoir des enfants sains.
La noblesse avait le sang bleu. Bon sang ne saurait mentir et c’était lui qu’on transmettait.
La bourgeoisie s’emploie à se donner une sexualité et un corps spécifique : un corps de classe avec une santé, une hygiène, une descendance, une race. Le sang de la bourgeoisie : ce fut son sexe.
En parallèle, les conditions de vie qu’on faisait au prolétariat, en particulier au début du XIXe montre qu’on se préoccupait peu de son corps et de son sexe : « peu importait que ces gens là vivent ou meurent, de toute façon, ça se reproduisait tout seul ». Il a fallu des urgences économiques (fournir aux entreprises une main d’œuvre stable), démographique et sanitaire (la proximité de la foule prolétaire pouvant répandre des maladies, en particulier vénériennes) pour qu’on exporte le dispositif de contrôle de la sexualité dans la classe dominée.
Le discours sur la répression moderne du sexe est facile à tenir. On fait coïncider son début avec la naissance du capitalisme, il ferait corps avec l’ordre bourgeois, la liberté dans le sexe serait incompatible avec une mise au travail générale et intensive. Or, nous venons de voir que ce n’est pas tout à fait ainsi que la répression s’est construite, ou plutôt, les discours qui ont construit le cycle pouvoir/plaisir.
Certes, Foucault ne nie pas l’existence d’une répression, qui fonctionnerait entre autre selon une logique de censure : « affirmer que ça n’est pas permis, empêcher que ça soit dit et nier que ça existe. » Formes apparemment difficilement conciliables et pourtant parfaitement liées : « de ce qui est interdit, on ne doit pas parler jusqu’à ce qu’il soit annulé dans le réel. »
Mais il se trouve qu’en même temps, on en parle, on en parle même sans arrêt, on le médicalise, le psychanalyse, on l’avoue, le confesse. Ou on le proclame avec l’impression de transgresser un interdit supérieur ce qui nous permet « de prendre un peu la pose » : on devient un peu révolutionnaire en disant le vrai du sexe, alors qu’en fait, tous les discours, y compris les plus normatifs ou répressifs affirment eux aussi dire le vrai du sexe, c’est un acte de discours plutôt banal. Ce dispositif « nous voue à la tâche indéfinie de forcer le secret du sexe et d’extorquer à cette ombre les aveux les plus vrais. Ironie de ce dispositif : il nous fait croire qu’il y va de notre « libération ».
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