L’enfant et la peur d’apprendre (III) et fin
Ces enfants non-lisant sont essentiellement des garçons et parmi leur argument favori, il y a : « la lecture (ou l’écriture, ou le travail de l’école) c’est un travail de pédé ». Leur mythologie, c’est des grands gars musclés, ces hommes qui savent faire le coup de poing quand l’inquiétude va les déborder. Tout ce qui est du côté du doute semble porter atteinte à leur virilité. Associée aux valeurs qu’ils imaginent être viriles et masculines, il y a le refus d’accorder une importance au monde extérieur, le refus de dépendre, le besoin de contrôle. Le questionnement, la recherche, le doute propre à l’apprentissage évoque la faiblesse, le manque, la soumission, la passivité et porte la marque du féminin à éviter à tout prix.
Pour que les textes fonctionnent, il faut :
– le thème doit être à distance dans le temps et l’espace si on souhaite que la représentation de l’inquiétude qu’il offre soit négociable par la pensée.
– cette représentation ne pourra prendre effet que si le cadre dans laquelle elle est utilisée est maintenu rigoureusement.
La légende d’Hércaclès fonctionne très bien, en particulier grâce à sa filiation compliquée. Hercule est le fil d’Alcmène et de Zeus. Pour parvenir à coucher avec Alcmène qui est fidèle à son époux, Zeus va se transformer en son mari, Amphitryon. Alcmène ne découvre la vérité qu’au retour de son mari. Il va aussi lui faire un enfant qui naîtra en même temps qu’Héraclès et sera son demi-frère. Maintenant, imaginez l’embarras des parents pour expliquer à Héraclès qui il est : sa mère vertueuse a été en somme violée par Zeus, son père n’est pas son père et son frère est son demi-frère. Mais le pire, c’est que sa belle-mère, Hera, va essayer de le tuer. Les enfants disent d’ailleurs que si Héraclès est si nerveux au quotidien, c’est à cause de sa belle-mère, cette salope d’Héra.
Par la suite, Héraclès tue accidentellement son prof de musique, qui le réprimandait sur son manque d’assiduité. Amphitryon l’envoie alors faire des travaux aux champs, espérant ainsi canaliser son énergie. Ça correspond à peu près au sport qu’on conseille comme remède aux enfants agités. Effectivement, ça défoule, mais ça ne résout rien. Après quelques exploits guerriers, il épouse une fille du roi de Thèbes. Après quelques années paisibles, un délire de persécution le pousse à prendre ses enfants pour des ennemis et il les brûle.
Zeus, son vrai père se manifeste enfin et va sauver son fils de la dépression et du suicide : Héraclès a pris conscience de l’horreur de son geste. Les travaux qui lui sont imposés (contre son gré, il ne faut pas l’oublier) ne sont pas une mise à l’épreuve de son courage, mais une confrontation avec ses peurs intérieures.
Hercules et Omplale par Cranach
Pour autant, cela ne suffira pas. Héraclès tuera encore une fois un homme qui l’accusait à tort de vol. Alors, il sera envoyé chez la Reine des Amazones Omphale comme esclave. C’est une épreuve terrible car il va devoir abandonner l’expression de la toute-puissance pour aller à la rencontre du féminin. Il est donc habillé en femme et fait des travaux d’aiguille. Quand il n’est pas assez efficace, on lui tape sur les doigts. Pendant ce temps, Omphale se pavane devant lui en tenue de guerrière. « J’aurai jamais cru qu’Héraclès se laisse traiter comme un pédé » diront les enfants.
Ce ne sont que quelques exemples. Boimare fait aussi des maths avec Jules Verne, des divisions avec Castor et Pollux.
Après la lecture de ce livre qui m’a vraiment passionné, vous l’avez compris, j’ai quand même une interrogation.
Quand Boimare décrit le comportement de ces enfants, il est clair que la plupart du temps, on est dans la violence et la morbidité. Il arrive à les intéresser à la lecture en leur servant des représentations de leurs démons intérieurs. Par exemple, avec un enfant qui passait son temps à découper les lettres pour former avec elles des sexes et des armes, il a réussi à le sortir de se comportement de provocation avec une scène de « 5 semaines en ballon », où les aérostiers anglais et bien civilisés contemplent depuis leur ballon une scène de cannibalisme. L’enfant a demandé au maître qu’il lui souligne en rouge le passage, l’a appris par cœur, recopié et a enfin arrêté ses découpages pour commencer à passer de la lettre au son, puis du mot déchiffré au sens. Bien sûr, Boimare sait bien qu’il a utilisé le sadisme et le voyeurisme de l’enfant pour parvenir à ses fins. Mais si on a un progrès côté lecture, est-ce qu’on a un progrès du côté du sadisme ? Certes, ce n’est pas son rôle, il n’est pas pédopsychiatre, mais pédagogue.
redpencilheart
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Autre exemple, tiré de l’histoire précédente : un enfant fasciné par Héraclès, violent, meurtrier, invincible, tout puissant. Pourra-t-il se décoller de ce genre de modèle ou ne pourra-t-il jamais apprendre que par cette voie ? dans ce cas, on peut craindre que l’apprentissage si durement gagné renforce les troubles du comportement. Boimare dit qu’après la découverte qu’il a fait avec Héraclès, cet enfant a pu ensuite s’intéresser à des personnages plus complexes.
Mais au final, l’apprentissage n’est vraiment pas une fin en soi et si certains de ses enfants peuvent regagner le système scolaire classique après 2 ou 3 ans en Centre spécialisé, leur sadisme, leur angoisse ou leur violence me semble juste « policé », mais pas vraiment « guéri ».
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