Tout d’abord, une image témoignant de la souffrance des lapins, considérés capables de pondre des oeufs à Pâques.
Suite à ma dernière Kro, en lieu et place de la télé, une lectrice a eu une idée avant-gardiste : la lecture. Ingénieux, ai-je donc pensé. Je m’y suis mise immédiatement.
Je vous proposerai 2 livres très différents :
Du cyberpunk à l’ancienne avec Comte zéro de William Gibson
Un livre de classe avec Geneviève Guilpain : Les célibataires, des femmes singulières. Le célibat en France (XVIIe – XXIe)
Je ne manque pas une occasion de vous signaler mon admiration pour Gibson. Et de manière très curieuse, il se trouve que je n’avais jamais lu Comte zéro, la suite de Neuromancien. Par un malentendu, je pensais que c’était des nouvelles alors que c’est bien un roman qui se passe peu après Neuromancien. Vous apprécierez la couverture d’origine qui n’a rien, mais rien à voir avec le contenu.
Trois histoires sont menées en parallèle.
Tout d’abord, il y a Turner. C’est un mercenaire dont le travail est de faire des extractions. Quand on est un étudiant suffisamment renommé, on se vend à vie à une corpo qui assure votre bien-être et celui de votre famille. Parfois, et bien que ce soit illégal, un de ces cerveaux veut passer à une corpo ennemie pour une grosse somme d’argent. Turner, lui, n’est vendu à aucune corpo mais c’est un spécialiste dans son domaine. Il monte une opération très risquée pour extraire un mec de chez Maas, fabricant de biologiciel.
Bobby est un petit pirate qui se fait appeler Comte zéro. Essentiellement, il récupère du kino-porno et de la musique pour un bar de la banlieue pourrie dans laquelle il vit. Il espère se faire remarquer par un pirate de plus grand talent que lui et sortir de là, se faire embaucher par exemple à l’Archéologie qui domine les immeubles miteux dans lequel il habite. Voilà qu’on lui remet un brise-glace (c’est à dire un logiciel de piratage) qui doit lui permettre d’accéder à une banque de donnée de kino. Mais pendant la passe, il se produit quelque chose de bizarre et de dangereux. Il rencontre quelqu’un, quelque chose qui lui parle et le laisse évanoui sur le sol.
La troisième personne, c’est Marly. Elle possédait une galerie d’art et s’est fait rouler par son ancien amant qui a trafiqué des faux. Elle est ruinée et plus personne ne veut travailler avec elle. Voilà de manière inespérée qu’elle est embauchée par Virek, un vieil industriel qui vit en caisson pour prolonger sa vie. Il est immensément riche, tellement que l’argent a perdu son sens. Il a aussi perdu une partie de son humanité à force de vivre uniquement en simulation. Il est à la recherche du fabricant d’une curieuse oeuvre d’art : une boite garni d’objets de récupération, arrangés d’une manière étonnante qui inspire la poésie. Il charge Marly de trouver l’artiste, et lui dont un crédit pratiquement illimité.
Comte zéro, comme Neuromancien a été écrit en 1985 et il n’est en rien démodé. Le piratage de donnée, le cyberspace, les corpos… Son style est toujours aussi original, permettant une puissance d’évocation qui fonctionne, alors même qu’on est en 2013 et que Internet est maintenant notre quotidien.
Dans Comte Zéro, il n’est pas trop fan des implants, à part les électrodes permettant de se connecter sur la console de cyberspace, ce qui enlève au cyberpunk son côté gadget (que Walter Jon Williams dans Cablé jouera à fond).
L’originalité, par rapport à Neuromancien, c’est son approche des IAs. Une bande d’Haïtiens les voit comme des Loa et les IA jouent le jeu et se s’incarnent telles que les Haïtiens les conçoivent. Ca bien sûr, c’est l’explication scientifique. L’autre solution, c’est que les Loa sont bien des esprits qui existe et qui se baladent dans la matrice… C’est ainsi que certains des hackers qui se connectent se retrouvent en contact avec Legba (le loa des routes et des communications) ou le Baron Samedi, le prince des cimetières. L’idée est excellente car la greffe entre le vaudou et la matrice marche parfaitement bien.
Bon, en substance, Gibson était déjà très fort à l’époque mais ceux qui ont lu Neuromancien le savent déjà.
Geneviève Guilpain : Les célibataires, des femmes singulières. Le célibat en France (XVIIe – XXIe)
Geneviève Guilpain est professeure de philosophie. Elle enseigne à l’IUFM de Créteil-UPEC. Elle nous propose un livre extrêmement bien documenté sur un sujet tout à fait original : l’histoire des femmes célibataires, largement invisibles tant dans l’histoire que sur la scène sociale. A l’opposé des discours plaintifs sur les femmes laissées pour compte, ou encore des témoignages auto-justificateurs permettant de trouver des compensations à une situation non choisie (et quand même misérable), ce livre a la particularité réjouissante de se pencher sur des écrits de femmes qui parlent de leur choix d’être célibataire. Un choix éclairé, qu’elles font ni par dépit ni par défaut. Un choix souvent politique, philosophique ou spirituel.
ici : une interview de l’auteure : http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=39181
La femme célibataire trahit l’ordre social, le destin biologique que la société lui assigne : celui d’être mère. Par son refus du mariage, elle met en danger son pays, voire l’avenir de la société humaine. Seule une aspiration supérieure peut justifier des exceptions, comme par exemple, se consacrer à Dieu (et donc se cloîtrer). L’anormalité de la femme célibataire qui reste dans le monde sera tolérée si elle se consacre aux autres. Elle se dévouera pour une autre famille que la sienne, elle restera modeste et effacée. C’est la veille fille « surnuméraire » dont personne n’a voulu et qui a élevé ses frères et sœurs, c’est la cadette pauvre et sans dot qui n’a d’autre choix que de vivre au crochet d’une autre famille… A moins que leur dévouement ne les rapproche de la sainteté, elles seront plaintes ou méprisées.
L’histoire du célibat féminin se confond assez longuement avec l’histoire de la chasteté car tout autre mode de vie les classe immédiatement parmi les prostituées, ce qui inclut les métiers artistiques qui y sont assimilés, telle la danse ou le théâtre.
L’homme célibataire a des perspectives plus ouvertes : s’il peut être vu comme un excentrique, voire un égocentrique, il est tout à fait convenable qu’il se consacre à des intérêts supérieurs qui l’écarte de la paternité, pour le bien de son pays. Il est scientifique, artiste, écrivain et peut alors se permettre en passant d’être libertin.
Les quelques femmes célibataires d’exception qui ont le droit à une reconnaissance sociale sont d’abord considérées comme des vierges, c’est à la sainteté qu’elles aspirent ou du moins, c’est dans la sainteté qu’on admet de les considérer. Elles seront des érudites, se consacreront à l’étude et n’auront donc aucun temps pour la vie domestique et familiale.
Celles qui font alors ce choix, ces « demoiselles savantes » telle Gabrielle Suchon, Anne Marie de Schurman ou Marie de Gournay doivent défendre avec courage leur refus du mariage, de la maternité et de la vie cloîtrée. On ne prendra pas au sérieux leur plaidoyer pour l’instruction des filles : elles sont savantes parce qu’elles sont exceptionnelles en tant que femmes. Leur exemple n’est pas représentatif des capacités de toutes les femmes… En les plaçant hors du commun, on leur enlève leur pouvoir subversif.
Avançons au XIXe siècle : l’injonction au mariage et à la maternité devient particulièrement pressante. Le code Napoléon a institutionnalisé la subordination des femmes. Le célibat (à défaut, le veuvage, mais il est plus aléatoire) représente la seule planche de salut pour celles qui souhaitent protester contre l’ordre social. Des utopies masculines parlent d’union libre mais les Saint-Simoniennes telles Claire Démar ne s’y trompent pas : cette union libre est un piège, une illusion proposée par les hommes car elle n’inclut en rien la fin des servitudes pour les femmes mais libère l’homme des quelques devoirs que le mariage lui imposait.
Le XIXe siècle est la période des engagements militants de Louise Michel ou de Flora Tristan. C’est aussi ce que Geneviève Guilpain appelle le célibat éclairé de jeunes femmes sans dot qui retournent à leur avantage une situation non choisie : elles remplissent alors leur vie de lecture et de connaissance. C’est enfin l’ère des missionnaires du service social qui, certes, se dévouent aux autres, mais acquièrent compétences et reconnaissance sociale, en même temps qu’une vie associative bien remplie.
Pour autant, Geneviève Guilpain nous montre que la perception de ces femmes par la littérature est rarement positive. Les romans décrivent les institutrices aigries et solitaires ou le complot féministe des célibataires et des lesbiennes qui non seulement ébranlent la société mais aussi entraine à leur perte ses militantes, qui tournent mal. Celles qui s’en sortent reconnaissent leurs errements et se rangent finalement, après bien des souffrances.
La grande originalité de cet ouvrage est sa capacité à nous faire prendre du recul par rapport à ces discours convenus et misérabilistes. Si les femmes diplômées ne se marient pas, ce n’est pas tant parce que les hommes se détournent d’elles, mais surtout, pour prendre l’exemple des Sévriennes, parce qu’elles ne veulent pas d’un mari moins éduqué qu’elles, incapable de les comprendre ; parce qu’elles refusent de sacrifier leurs compétences et leur liberté à un enfermement dans les tâches ménagères. Pourtant, le discours de la femme surdiplômée qui finira seule et délaissée par des hommes qui préfèrent des femmes qui ne leur fassent pas d’ombre va avoir de beaux jours devant lui.
Qu’en est-il du célibat aujourd’hui ? Le progrès apparent de l’égalité entre les sexes a dévalorisé le célibat. Les femmes célibataires doivent jouir de leur liberté, mais tout en faisant des efforts pour se caser. Pourtant, conclura Geneviève Guilpain, l’ordre social, s’il a évolué, a-t-il radicalement changé ? Les propos de Gabrielle Suchon qui revendiquait le célibat contre la soumission à l’ordre patriarcal, n’ont-ils vraiment plus lieu d’être ?
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