C’est les vacances, et je pourrais faire des Kro sur mon activité quotidienne, comme faire des lessives au lavomatic ou regarder les voisins promener leur chat. Mais derrière ces activités inoffensives, j’ai des loisirs subversifs avec des gens en colère et ça ne fait pas de mal. C’est pour ça que j’ai mis une photo de Brocoli. Histoire de mettre un peu de mignonnerie…
Nanette, Spectacle d’Hannah Gadsby Ça fait le buzz, ces jours-ci, en particulier chez les copines féministes et lesbiennes, mais aussi chez Télérama et partout ailleurs, avec tellement de superlatifs, que je me suis méfiée. Finalement, AL m’a convaincue de regarder. Je vais donc ajouter mon lot de superlatifs, parce qu’effectivement, c’est brillant. Hannah Gadsby est une artiste comique australienne qui fait de la stand-up comedy depuis 15 ans. Dans ce spectacle, elle dit qu’elle arrête. Et elle explique pourquoi. Son spectacle commence de manière assez classique. Elle explique qu’elle vient de Tasmanie, une île qui flotte au cul de l’Australie, connue pour ses pommes de terre et son patrimoine génétique restreint. En 1997 seulement, la Tasmanie a dépénalisé l’homosexualité alors comme elle s’était rendu compte compte auparavant qu’elle était un tout petit peu lesbienne, elle avait dû partir. Elle revient sur sa carrière, comment elle a commencé par raconter son coming out sur scène, classique pour une artiste LGBT, et d’autres situations où son homosexualité est source d’embarras… Et c’est drôle… on rit beaucoup au début du spectacle… C’est alors que l’affaire bascule. Elle annonce qu’elle arrête la comédie. Elle ne peut plus faire rire de la sorte :
« I have built a career out of self-deprecating humor and I don’t want to do that anymore. Do you understand what self-deprecation means when it come from somebody who already exists in the margins? It’s not humility. It’s humiliation. I put myself down in order to speak, in order to seek permission to speak, and I simply will not do that anymore, not to myself or anybody who identifies with me. If that means that my comedy career is over, then, so be it. »
Bien sûr, on peut discuter cette position. Se réapproprier l’insulte, rire de soi comme empowerment… mais il faut reconnaître que, quelle que soit la minorité à l’oeuvre, c’est un ressort qui fonctionne, quand on veut faire rire également le groupe dominant… C’est bien moins « controversial » et dangereux que de se moquer du groupe dominant… qui a rarement un humour d’autodérision pour lui même. À partir de là, Hannah Gadsby va analyser ce que c’est que la comédie, ce que c’est d’être artiste et ce qu’a signifié la comédie pour elle. Elle a fait des plaisanteries sur son histoire parce que ça a été, à un moment, le seul moyen pour elle d’en parler. Mais pour que ce soit drôle, il a fallu qu’elle arrange, sinon, elle n’arrivait pas à une chute drôle pour ses blagues. Elle a donc maquillé son histoire suffisamment pour qu’elle devienne drôle et l’a raconté encore et encore :
« I think part of my problem is that comedy has suspended me in a perpetual state of adolescence. »
Ce qui me fait alors penser à Blanche Gardin, qui arrive a raconté son histoire de manière crue, dans toute sa violence, en mettant en scène ses traumas, et suscite dans la salle des rires dont on a du mal à définir le statut… tout en riant soi-même avec un peu d’embarras… Revenons à Hannah Gadsby : elle arrête la comédie, car :
« Punchlines need trauma, because punchlines need tension and tension feeds trauma. I didn’t come out to my grandmother last year because I’m still ashamed of who I am. Not intellectually, but right here [points to heart], I still have shame. You learn from the part of the story you focus on. I need to tell my story properly. »
Toutefois, Hannah Gadsby ne se livre pas à une séance biographique en public. Pour parler de l’art et des artistes, elle va parler de peintures. Van Gogh a peint les tournesols probablement parce qu’il était épileptique et sous haute médication. Il n’a vendu qu’une toile de son vivant, non pas parce qu’il était en avance sur son temps, mais parce qu’il était dingue et incapable de réseauter. Il faut cesser d’enjoliver ou de rendre romantique la vie des artistes. La peinture occidentale est remplie d’artistes qui, en représentant des femmes nues qui font la sieste dans les bois, n’ont cessé de « painting flesh vases for their dick flowers », y compris Picasso : « putting a kaleidoscope filter on his dick ». Picasso a su si bien changer les perspectives en peinture, mais n’a jamais été capable de prendre une fois une perspective féminine dans sa vie, surtout en couchant avec une fille mineure quand il avait 42 ans. Son excuse ? Il était à la fleur de l’âge et elle aussi, ce qui tombait bien ! Quelle fille se sent à la fleur de l’âge à 17 ans, surtout face à un peintre mondialement célèbre, à l’apogée de sa carrière ? C’est alors Hannah Gadsby se met en colère : comment un monde peut perdre autant de temps à essayer de sauver la réputation d’artistes abuseurs : Harvey Weinstein, Woody Allen, Bill Cosby, Roman Polansky… Qu’on arrête de lui faire perdre son temps. Si à l’époque de l’affaire Levinsky, les Comiques avaient fait leur travail en se moquant de l’homme qui a abusé de sa position plutôt que de sa stagiaire, on aurait peut-être maintenant une femme expérimentée à la Maison-Blanche, plutôt qu’un homme qui déclare sans hésitation avoir abusé sexuellement de femmes parce qu’il en avait le pouvoir. Hannah Gadsby est en colère et raconte son histoire, un mélange de honte apprise, de violence et d’abus. Elle s’adresse alors aux hommes de la salle :
« To the men in the room who feel I may have been persecuting you this evening… – well spotted. But this is theatre, fellas. I’ve given you an hour, a taste of my life. »
Et pas seulement de la sienne, évidemment, son histoire est l’histoire de tout le monde. Mais elle ne déteste pas les hommes, elle en a peur. Dans une pièce où elle est la seule femme, elle a peur et les hommes qui pensent que c’est un sentiment inhabituel devraient davantage parler aux femmes de leur entourage. Elle a toutes les raisons d’être en colère, mais comme elle prend au sérieux la responsabilité que lui donne sa liberté d’expression, elle ne veut pas disséminer sa colère, et veut simplement que son histoire soit entendue, parce qu’à 20 ans, elle avait besoin d’entendre ce genre d’histoire. En colère peut-être, mais à la recherche d’empathie. Le tour de force d’Hannah Gadsby est de faire de son histoire quelque chose qui n’est pas une confidence, pas un récit biographie impudique : en faire une performance artistique maîtrisée qui lui donne une portée générale. Alors Hannah Gadsby arrête-t-elle la comédie ? Elle pensait que la question ne se poserait pas parce qu’elle allait faire un flop avec son spectacle : trop dur, controversé, pas drôle. En fait, son texte brillant est un triomphe qui l’a fait connaître hors de l’Australie. « Si j’arrête, dit-elle, je suis une idiote. Si je continue, je suis une hypocrite, dit-elle ».
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