The Game, d’Alessandro Baricco
Baricco est ce magnifique auteur qui a écrit Novecento, pianiste, et rien que pour cela, il a ma reconnaissance éternelle.
Il n’a pas écrit que cela. En Italie, c’est un auteur à succès, très présent dans les médias, il écrit des romans, des essais, du théâtre, des films, des chroniques dans des journaux, et il a refusé le Ministère de la Culture. C’est un auteur avec un style indéniable (qui plait ou pas), un avis, un humour et un bel optimisme sur la vie.
Il a remporté le Prix de la fondation Veillon de l’essai européen pour son ouvrage sur la révolution numérique « The game ». Il va être invité à Lausanne pour une cérémonie, ainsi qu’à une table ronde à l’Université de Lausanne le lendemain, où je serai invitée également pour discuter de l’absence des femmes dans la révolution numérique, parce que, me dit-on, il y fait allusion dans son ouvrage.
J’achète alors son livre et je me prépare à jouer les groupies, en me demandant si je lui demanderai un autographe sur The Game ou sur Novecento… parce que sur les 2, ça fait plouc (j’ai aussi Soie, Châteaux de la colère, Océan mer… bref).
Et paf, le Covid. Tout est reporté, mais je lis quand même The Game.
Bon, tout d’abord, enlevons tous suspens : les allusions à l’absence de femmes dans l’insurrection numérique sont minuscules. Je dirais 2x 2 lignes sur 400 pages. Les femmes y sont aussi remarquablement absentes : 0 sur 400 pages aussi. Pêché véniel : difficile de parler des femmes dans le numérique, quand on est préalablement persuadé qu’il n’y en a pas… Il n’est pas sociologue, il est pardonné.
Mais qui a-t-il alors dans ce livre ?
Tout d’abord, c’est un ouvrage qui m’a donné de la peine. À la fois, il est tout à fait brillant dans beaucoup de ce qu’il dit, la construction de son récit est originale, agrémenté de cartes de géographie pour nous repérer dans Le Game, qui est le nom qu’il donne à tout l’espace numérique. On retrouve son style, son humour, sa manière particulière de raconter les histoires. Personnellement, c’est là que je décroche. C’est un livre littéraire qui parle de sociologie du numérique et je n’arrive pas à me caler. Le littéraire, les artifices de style me gênent. Les raccourcis ou les partis-pris me dérangent. Mais en réalité, ce que je dis, c’est qu’il n’a pas écrit un ouvrage sociologique, mais un essai. Ce qui tombe bien, c’est précisément ce qu’il prétendait faire. Ce faisant, il ouvre le sujet vers un public qui ne lirait peut-être pas un ouvrage de sociologie, mais qui pourrait lire un essai, un public de littéraires qui serait en demande d’un autre type de récit, d’un autre storytelling.
Et il s’y connait en storytelling, Baricco, il le défendra même à la fin de l’ouvrage. Le storytelling, ce n’est pas un déguisement des faits, c’est une partie du réel, c’est le design qu’on donne aux faits pour les mettre en mouvement et leur permettre de s’intégrer dans la réalité, leur faire prendre sens. Baricco donne un certain design à l’insurrection numérique, c’est ce design qui nous permettra d’entrer dans son raisonnement… ou qui m’a énervé.
Tout d’abord, Baricco pense résolument du bien de la transformation numérique du monde et se moque de ceux qui y voient la mort de la culture : «Quand les gens pensent voir la fin de la culture chez un jeune de 16 ans qui n’emploie pas le subjonctif, sans remarquer que par ailleurs ce garçon a vu trente fois plus de films que son père au même âge, ce n’est pas moi qui suis optimiste, ce sont eux qui sont distraits».
Il part d’une idée extrêmement intéressante : ce n’est pas la révolution numérique qui produit une révolution mentale (c’est à dire une nouvelle manière de penser). Le monde numérique n’est pas la cause de tout, il en est la conséquence : c’est bien une nouvelle forme d’intelligence qui a généré la révolution numérique. Cette nouvelle forme d’intelligence avait besoin d’outils pour sa nouvelle façon d’être au monde. Et elle s’en est dotée. Il faut en fait se demander quel genre d’esprit désire utiliser Google ? Quel genre d’esprit s’amuse sur un smartphone ? Quel genre d’esprit s’est passionné par Space invader ? Ce sont ces esprits qui ont créé la révolution numérique en se dotant des outils qu’ils avaient envie ou besoin d’utiliser.
Comme le dit Stewart Brand, l’auteur de l’ouvrage de chevet de Steve Jobs « The Whole Earth Catalog » : « Beaucoup de gens croient pouvoir changer la nature des personnes, mais ils perdent leur temps. On ne change pas la nature des personnes. En revanche, on peut transformer la nature des outils qu’ils utilisent. C’est ainsi qu’on changera le monde« .
Voilà ce qu’il s’est passé : le numérique a supprimé les intermédiaires, a shunté les anciennes élites. Il a transformé en profondeur les manières de faire et ainsi il nous a transformés. Mais à l’origine, il y a eu une poignée de hippies, en Californie qui ont voulu un autre monde. Attention, on ne dit pas qu’il avait une idéologie d’un autre monde. Certains l’avaient, mais ce n’est pas l’essentiel. Ils voulaient un autre type d’interaction au monde. Pourquoi aller dans une librairie alors qu’on veut juste acheter un livre ? Pourquoi aller au cinéma si on veut juste voir un film ? Pourquoi réunir des experts, se soumettre à des protocoles, respecter des rites de passage, prendre un dico, un annuaire, une encyclopédie pour produire une connaissance si finalement la somme des connaissances de tout le monde permet de générer la même chose ? Pourquoi passer par une agence de voyages alors qu’on veut juste voyager ?
Ces gens n’avaient pas une théorie sur le monde, mais une pratique du monde. Ils faisaient de la résolution de problèmes, créaient des outils. Jeff Bezos se moque de la mort des librairies. Air BnB de la mort des hôtels ou de la disparition des appartements à louer dans les grandes villes. Les Apps apportent des solutions à des problèmes précis. C’est tout.
Parmi ces hippies de Californie, certains avaient tout de même un combat : enterrer le XXe siècle qui a été le siècle le plus atroce de l’histoire de l’humanité. Une civilisation riche et raffinée, possédant toute sorte de ressources matérielle et culturelle, a déclenché sous de vagues prétextes 2 guerres mondiales, a généré la Shoah, le moyen de se détruire elle-même au moyen d’une bombe et s’en est aussitôt servie. Et encore, Baricco oublie la colonisation… Bref, les meneurs de l’insurrection numérique ont voulu faire en sorte que le XXe siècle devienne impossible, tout d’abord parce qu’il deviendra impossible de dissimuler des mensonges géants ou des tueries géantes.
L’insurrection numérique abat des élites et en particulier, les faiseurs de vérité. Baricco raconte que dans son enfance, le journal télé de l’unique chaine était la nouvelle messe. Il n’y avait qu’un seul journal, détenu par l’homme le plus riche de la ville et quand les USA ont bombardé Hiroshima, tout le monde a trouvé ça génial. Certes, il y a aujourd’hui des fake news… Mais quand Colin Powell a parlé des armes de destructions massives en Irak en agitant une fausse capsule d’Anthrax, c’était une méga fake new qui a emporté le monde à la guerre. Aujourd’hui, tout le monde a accès à de nombreux médias, et peut poster son avis, même incompétents. Mais il n’y a plus une poignée de gens qui vont décider ce qui a le droit d’être écrit.
Tout le monde ou presque a accès à toute la musique du monde, peut voir des films, écouter des concerts, voir des spectacles, et plus seulement le top de la bourgeoisie. Certes il existe des fractures numériques. Mais les pauvres ont des smartphones. A quelle époque a-t-on connu un tel partage de l’information ? un tel accès généralisé à une culture mondiale (certes, un peu trop occidentale-centré, voire, nord-américaine) ? autant de moyen de mettre en cause les « vérités » énoncées par l’élite ?
Mais pourquoi appeler le monde numérique The Game ? Pour Baricco, l’instant fondateur, c’est la présentation de l’iPhone par Steve Jobs en 2007. Regardez-le sur scène : il présente un outil qui n’est pas vraiment un téléphone et il s’amuse avec. Tout est léger, tout est en mouvement, l’objet est joli, coloré et amusant. Une cabine téléphonique, ce n’était pas amusant. Le BlackBerry n’était pas amusant. l’iPhone était élégant, confortable et amusant. L’iPhone existe pour les joueurs qui ont délaissé le babyfoot pour SpaceInvader. La transition numérique, c’est la ludification d’un monde toujours en mouvement.
Un monde toujours plus dense, plus riche. C’est pour cela qu’on le poste sur les réseaux sociaux. Il n’y a pas 2 mondes, le réel et le virtuel. Le monde réel a colonisé le 2e monde via les réseaux sociaux : si on poste des photos de soi et de sa vie, c’est pour enrichir le 1er monde. On peut y voir des personnes incapables d’apprécier le quotidien, le présent, d’apprécier ce qu’elles ont. On peut y voir aussi une façon de refuser de se résigner au banal, de lancer sa vie dans le deuxième monde pour la rendre plus vivante, pour y mettre encore plus de vie, faire en sorte qu’elle soit à la hauteur de nos attentes.
Pour Baricco, l’insurrection numérique n’est pas finie. Il constate que les riches du Game le sont de manière traditionnelle (et les pauvres également). Il constate aussi que cette succession de pratiques a généré beaucoup d’individualisme de masse et souvent, quand le Game croise la politique, on en tire des mouvements populistes. Il conclut en plaidant pour remettre de l’humanité dans le Game, sans le remettre en cause, car il lui est reconnaissant d’avoir tué le XXe siècle.
Il manque à ce livre une analyse critique et politique du fonctionnement actuel du numérique, de ses liens en particulier avec l’argent, et des stratégies psychologiques d’addiction dissimulée sous la ludification. Néanmoins, pour l’originalité de l’éclairage qu’il apporte, le travail d’histoire de l’informatique qui fait plaisir à lire et la légèreté de ton, je pense que The game est un ouvrage brillant. Et s’il est un peu fouillis, l’auteur a l’amabilité de nous en faire une très belle synthèse en conclusion.