Construire l’égalité des sexes et des sexualités. Pratiques enseignantes à l’école primaire, de Gaël Pasquier, aux Presses universitaires de Rennes
(cette Kro est publiée ces jours-ci dans les Cahiers de la LCD.)
Depuis les années 1980, les directives de l’Éducation nationale incitent explicitement les enseignant·es à travailler en faveur de l’égalité des filles et des garçons. Depuis 2000, elles demandent d’intégrer la lutte contre l’homophobie. De fait, les enseignant·es qui les appliquent passent pour des militant·es alors qu’elles et ils se contentent d’appliquer les textes. Le livre de Gaël Pasquier, issu de son travail de doctorat, analyse précisément les pratiques de ces enseignant·es qui disent « ne pas faire grand-chose », mais font preuve d’engagement, de créativité et de persévérance pour se saisir malgré tout de ces questions à l’école.
La photo en couverture de cet ouvrage est extraite du film Tomboy de Céline Sciamma (2011), film qui a donné des sueurs froides aux tenants de la « Manif pour tous » en 2014. Sur cette image, on ne sait pas précisément ce qu’on voit : une petite fille coupant les cheveux d’un petit garçon ? L’inverse ? 2 filles ? 2 garçons ? Peut-être devrions-nous être capables de dire : ce sont deux enfants jouant au coiffeur… mais ce serait faire peu de cas de la revendication de l’héroïne du film, voulant le temps d’un été, s’essayer à être un garçon, avec les attributs et privilèges qui vont avec.
Ces questions que nous nous posons devant cette image sont emblématiques des questions que les enseignant·es souhaitent susciter auprès de leurs élèves, en leur parlant égalité des sexes et des sexualités. L’enjeu est la réussite scolaire des filles et des garçons tout au long de leur scolarité obligatoire, leur rapport aux savoirs, leur capacité à prendre place dans l’espace public à parts égales, leur acceptation toutes sortes de famille ou de filiation, leur compréhension des sexualités non hétérosexuelles.
Le programme de ces enseignant·est de taille, parce qu’il ne suffit pas de compléter les savoirs enseignés avec les figures de femmes manquantes (comme en histoire par exemple). Les savoirs sur l’égalité « posent des questions épistémologiques et didactiques essentielles et peuvent amener (…) à s’intéresser sous un jour nouveau aux méthodes qui ont donné naissance à ces savoirs » p.13. À partir de 20 entretiens réalisés auprès d’enseignant·es du primaire, Gaël Pasquier va balayer les différentes dimensions d’une éducation à l’égalité des sexes et des sexualités, de sorte que ce livre peut également se lire d’une part, comme un manuel d’analyse de pratiques et d’autre part comme une fine grille d’analyse de comment les postures enseignantes se transforment en se saisissant de la question de l’enseignement de l’égalité.
Gestion égalitaire de la prise de parole
L’inégalité dans la prise de parole entre les filles et garçons doit être la dimension à la fois la plus connue et la plus polémique. Lors d’un « quizz » que j’ai fait passer à Genève avec Isabelle Grin, les enseignant·es déclaraient presque à l’unanimité savoir que les garçons occupaient 2/3 de l’espace sonore de la classe. Mais lorsque nous en avions débattu, elles et ils pensaient que ce déséquilibre se produisait dans les classes de leurs collègues plutôt que dans la leur.
Les enseignant·es interrogé·es ici prennent acte de ces écarts et tentent de mettre en place des dispositifs d’oral pour y remédier (interroger alternativement une fille puis un garçon, interroger en suivant le plan de classe…). Bien que ces enseignant·es soient convaincu·es qu’une régulation égalitaire de la parole est nécessaire, ces nouvelles règles mises en place « sont perçues comme concurrentes dans la mesure où elles risquent d’empêcher l’enseignant ou l’enseignante de faire correctement son travail. Alors que les nécessités de lever le doigt, d’écouter ses camarades sans les interrompre (…) semblent aller de soi. » p. 25. Seules les règles d’égalité dans la prise de parole, imaginées comme moins légitimes, sont perçues comme pouvant perturber les apprentissages.
Il est vrai que ce changement de règle du jeu (par rapport aux années précédentes, par exemple) provoque souvent l’hostilité de certains garçons, qui se sentent laissés pour compte. C’est pourquoi un tel travail a des conséquences sur la vie de la classe et demande aussi une autodiscipline constante de la part de l’enseignant·e, car il ne suffit pas d’alterner les prises de parole, mais également faire attention à quel type de question est posée à quel élève pour ne pas renouveler les constats de la recherche : les garçons font avancer le savoir, les filles rappellent les acquis.
L’enseignement de la langue française… qui, par une de ces facettes, se rapproche de l’enseignement de l’histoire
« Avez-vous tous et toutes votre sac de piscine ? » « C’est toi le loup et ensuite, ce sera toi la louve »… Ces enseignant·es s’appliquent à faire réapparaître du féminin dans les pluriels mixtes aussi bien que dans les noms de « fonction ». Elles et ils sont en bute à des textes écrits au masculin et sont obligé·es, pour permettre aux filles de se reconnaître (par exemple, dans les dictées écrites en première personne) de générer un deuxième document rédigé au féminin.
De manière générale, s’astreindre à une grammaire épicène est une gageure, les enseignant·es s’attachent à didactiser un savoir scientifique et militant bien plus moderne que la grammaire scolaire, contre les directives officielles de l’Éducation nationale. Comment questionner les usages langagiers sans mettre en difficulté les élèves les plus fragiles ? Faire comprendre que les règles de grammaire n’ont pas été fixées par l’usage, mais à des fins de politiques (discriminatoires) des sexes ? C’est un réel enjeu de savoir et d’égalité… au sein d’une institution qui se contente d’un usage servile et fossilisé de la langue.
D’une manière similaire, il existe de nouvelles connaissances sur l’histoire des femmes et des minorités sexuelles, mais ces savoirs n’ont pas encore été didactisés et n’ont pas fait leur entrée dans les programmes. Comme pour la fabrication de la grammaire scolaire, « c’est tout un pan du passé nouvellement mis à jour qui nécessite (…) des passeuses et des passeurs pour pouvoir être étudié dans les classes et transformer les découvertes de la recherche en contenu d’enseignement et donc en culture commune » p.72. Et, comme dans le cas de grammaire, il s’agit d’inviter les élèves à se demander comment le tri s’est effectué entre ce qui mérite de constituer l’histoire scolaire et ce qui sera laissé de côté.
La littérature jeunesse
Éduquer à l’égalité des sexes et des sexualités avec la littérature jeunesse est probablement à la fois le sujet le plus étudié et rencontrant le moins de résistance. Après avoir travaillé avec des histoires présentant des filles actives partant à la l’aventure, les albums sont de plus en plus utilisés pour présenter toutes sortes de famille. Bien que ce sujet concerne évidemment tous les enfants, y compris ceux issus de famille hétérosexuelle, les enseignant·es attendent souvent d’être confronté·es dans leur classe à l’homoparentalité pour utiliser des ouvrages « qui permettent de montrer à ces enfants et à leurs camarades que la situation de leurs parents ne constitue pas pour elles et pour eux un destin et que si d’aventure cette orientation sexuelle et sentimentale s’avérait être la leur, leur vie d’ne mériterait pas moins d’être vécues. » p.57.
Pourtant, sur la question de la littérature, un sujet reste en friche : « tout se passe comme si les sujets abordés par certaines œuvres les vidaient de leurs potentialités littéraires et didactiques pour n’en faire que des supports de discussion » p.60. Gaël Pasquier défend l’idée nouvelle d’utiliser l’égalité des sexes comme moyen d’analyser les œuvres et les genres littéraires.
L’éducation à la sexualité… et la manière de gérer les insultes sexistes et homophobes
Avec ces chapitres, on croirait lire le récit d’une mission impossible : si l’Éducation nationale impose aussi bien de parler d’égalité des sexes que d’éducation à la sexualité, ce sont deux domaines largement laissés pour compte par l’école que certain·es enseignant·es tentent tout de même d’investir. Devant l’inexistence des supports d’enseignement, il s’agit pour les enseignant·es « de délimiter (…) les domaines qu’elles et ils souhaitent aborder en classe, la pédagogie qu’elles et ils entendent mettre en œuvre et les limites qu’il leur semble approprié de fixer en fonction de l’âge des enfants. » p.86. À cela, va s’ajouter une réflexion personnelle sur ce qu’est une éducation non (hétéro)sexiste, c’est-à-dire ne hiérarchisant ni les sexes dans l’exercice de la sexualité ni les sexualités en elles-mêmes. Les thèmes abordés vont de la connaissance de son propre corps, à la prise en compte des dangers liés à la sexualité (grossesse, IST, violence sexuelle), en passant par l’acceptation des différentes manières légales d’exercer la sexualité et le plaisir qu’on en retire… Autant dire un défi permanent, surtout quand les enseignant·es ne sont pas ou très peu formé·es.
Ce manque de formation aux questions liées à la sexualité se ressent, à notre sens, au moment où les enseignant·es réagissent aux insultes sexistes et homophobes. La stratégie mise en œuvre (qui ressemble fort à une stratégie de repli) est souvent de faire de l’insulte un exercice de français : on revient au sens des mots, à l’étymologie. C’est ainsi que certain·es enseignant·es vont estimer que « pédé » ou « enculé » ne sont pas des insultes homophobes, parce que l’élève qui les utilise n’en connait pas le vrai sens.
Toutefois, certain·es enseignant·es ne sont pas dupes du fait que les élèves, même s’ils ne connaissent pas précisément l’origine du terme, savent parfaitement qu’il s’agit d’une injure sexuelle puissante qui fait honte (bien plus infamant que le fameux « Nique ta mère » qui devient presque une ponctuation de connivence). L’exercice de français se termine alors par une tentative de retirer au mot sa charge d’insulte en faisant en sorte d’expliquer qu’être homosexuel est une réalité aussi estimable qu’être hétérosexuel. Il reste à prouver que cette intellectualisation de l’insulte (ou sa transposition didactique) provoque réellement compréhension et/ou empathie sur l’élève qui la profère. On peut comprendre la volonté des enseignant·es de faire mieux qu’un simple rappel au règlement scolaire mais est-ce que connaître de sens des insultes homophobes permet vraiment de les vider de leur pouvoir d’injure ou, au contraire, de les rendre encore plus efficaces ?
En conclusion : éduquer à l’égalité des sexes et des sexualités n’inclut pas toujours un développement de l’esprit critique chez les élèves
Il est certain que la tâche de ces enseignant·es est immense et les moyens à leur disposition sont réduits. En outre, elles et ils exercent souvent dans un contexte empreint d’hostilité : cet enseignement est tour à tour accusé d’être du militantisme (et donc inapproprié à l’école) ou du gaspillage de temps scolaire. Il n’est pas étonnant que certain·es s’arrêtent en chemin et se contentent d’exposer les stéréotypes, de promouvoir l’ouverture des choix et se limitent à des questions de différences qui ne seront jamais nommées inégalités. Pourtant, « le masculin l’emporte », « le suffrage universel », quoique masculin, et la répartition des tâches ménagères sont autant de sujets permettant de manière simple de mettre en évidence la hiérarchie entre les sexes.
Ne pas prendre en compte cette hiérarchie a parfois des effets contreproductifs : des enseignant·es emploient une énergie considérable pour faire danser les garçons. Mais en faisant le choix de la danse urbaine, en les mettant au centre de l’activité, voire, en reconfigurant l’activité pour qu’ils ne la sabotent pas, elles et ils leur donnent toute la place. Réussir à les faire participer est signe d’une victoire en soi. En conséquence, les filles qui auraient dû être en visibilité sur un terrain sportif qui est enfin le leur se retrouvent au second plan et finalement, paradoxalement performent moins.
L’ultime pomme de discorde est peut-être la cour de récréation : les enseignant·es ne sont plus simplement confronté·es à leur propre difficulté à mettre en œuvre l’égalité, elles et ils se retrouvent à ce moment aux prises avec des collègues, qui ont d’autres pratiques et dont les élèves ne comprennent pas pourquoi soudain des principes égalitaires (qu’ils perçoivent comme discriminatoires) devraient s’appliquer pendant la récréation.
Avec cet ouvrage, Gaël Pasquier nous propose une revisitation méthodique des différentes pratiques égalitaires en usage plus ou moins clandestinement dans une école qui est normalement institutionnellement tenue de les appliquer. La finesse de son analyse et son excellente connaissance à la fois de son terrain, mais aussi de la littérature sur le sujet permet de redécouvrir des dimensions de questions que l’on pensait connaître par cœur.
Ce livre est particulièrement utile aux enseignant·es du primaire, car connaître les tâtonnements, erreurs, solutions, trucs et astuces des collègues peut être rassurant, d’autant plus que l’analyse donne des moyens de déjouer les pièges, et de comprendre ce qui se joue dans ces pratiques. Pour ces mêmes raisons, ce livre est au moins aussi indispensable aux formateurs et formatrices d’enseignant·es.