David Peyron, Culture Geek
Édition FYP, 2013
David Peyron est maitre de conférences en science de l’information et de la communication à l’université d’Aix-Marseille. Il a également une chaine YouTube qui s’appelle Monde de Nerds et si vous avez la flemme de lire son livre, vous pouvez en avoir des bouts dans les premiers épisodes, comme ici. Et vous verrez qu’il ne ressemble même pas à un geek, heureusement qu’il se filme devant sa bibliothèque remplie de BD et autres trucs de geek, sinon, on aurait des doutes sur son authenticité.
Son livre, tiré de sa thèse, a beau dater de 2013, il reste tout à fait actuel, puisqu’il se penche sur l’émergence de la culture geek et son « établissement » en tant que culture dominante et trendy après avoir été raillée et marginalisée. Si on peut imaginer l’utilité d’un tome 2 ou d’une nouvelle édition revue et augmentée avec les nouvelles productions geeks et ses nouveaux développements (moi je dis ça, c’est juste pour tenter l’auteur…), on a toujours de quoi faire avec ce livre-là. Personnellement, je me demande pourquoi je ne l’ai lu que cette année…
Le début du livre m’a replongé au début de ma thèse, quand je commençais à mettre ensemble les différents éléments de ce qu’on appellera plus tard « la culture geek ». Il me manquait des bouts, dans cette histoire, je manquais de source ou je n’avais pas encore été capable de faire tous les liens. Peut-être était-il trop tôt aussi, en 2000 ?
La culture geek a émergé de la contre-culture des années 1970, mais aussi des sous-cultures des Pulps, des Comics, des débuts de l’informatique et de ses déclinaisons sur micro-ordinateur et du jeu de rôle. C’est cette convergence qui est intéressante et si bien expliquée par Peyron : un rejet des valeurs morales et guerrières du milieu du XXe siècle (il n’y a qu’à relire Wiener pour s’en convaincre), une rupture avec les idéaux de la masculinité hégémonique sans pour autant défaire le genre (ou marginalement) et accepter les femmes dans le groupe, une volonté de créer des mondes imaginaires mieux adaptés à soi ou, du moins, dans lesquels certaines règles seront respectées, et c’est déjà pas mal !
Pourquoi cette sous-culture a-t-elle si bien réussi ? Pourquoi est-ce devenu chic ? Cette culture qui aurait pu rester marginalisée s’est appuyée sur la maîtrise de ce qui allait révolutionner la 2e partie du XXe siècle : l’informatique. C’est la revanche des dominés, des impopulaires, des ceux qui ne sont pas choisis dans l’équipe de sport, qui ne sont pas séduisants, pas à l’aise dans ce monde-là… Mais ceux qui excellent à maîtriser la technologie qui modélise le monde et donc qui le contrôle (ou donne le sentiment de le faire).
À l’origine, cette culture s’est bien élevée sur la base de revendications politiques et sociales. Un changement social était appelé, qui perdure dans la culture du logiciel libre ou au début de la culture hacker. Mais ces questions se sont émoussées. La culture geek n’a pas séduit que des libertaires. Elle a séduit également des libertariens qui confondent égoïsme et liberté, des libéraux qui apprécient des formes tout à fait classiques de l’entreprise en commercialisant de la culture geek, des asociaux scientistes et individualistes qui pensent que les idées politiques et les relations humaines gâchent le bon développement de la science de pointe et enfin, de gens qui savent très bien différencier le monde réel du monde imaginaire, simplement, ils aimeraient qu’on les laisse tranquilles dans le monde imaginaire, infiniment plus enrichissant.
Si la culture geek s’est peu politisée, elle s’est aussi peu analysée. Il y a toujours quelque chose de l’ordre du traumatisme originel du bon élève maltraité par des brutes et qui veut sa revanche, d’un rapport à un corps qui n’arrive à être accepté que dans le virtuel. Les geeks sont peut être des maigrichons pas sportifs ou des grands gars dodus, leur personnage de jeu vidéo incarne à leur place la masculinité hégémonique : musclé, sachant se battre, sexuellement performant, inspirant le respect, capable de séduire le type de filles qu’ils ne pouvaient pas séduire adolescents… et qu’ils se permettent alors de faire souffrir et d’abandonner dans le virtuel. (ah, c’est ça le problème avec ce livre, je ne peux pas en parler dans mêler mon grain de sel).
J’avoue, j’ai piqué la photo sur le site de l’auteur.
La culture geek, c’est aussi une culture de dominants, même si les geeks s’imaginent être rejetés : ils ne le sont que dans le contexte d’une concurrence entre hommes blancs et hétérosexuels.
Note de la Kroniqueuse 1 : il n’y a qu’à voir les éditeurs de Jeu de rôles qui vivent en fournissant les objets à collectionner (ie des rééditions des jeux de rôle des années 90 – 00) à des quadras ou quinquas qui ne jouent plus, mais qui ont toujours le gout de collectionner et ont maintenant les moyens de leur nostalgie…
Note de la Chroniqueuse 2 : Si l’informatique a été un moyen d’ascension sociale dans les années 80-90, c’était avant qu’elle soit reconnue et devienne une voie prisée à l’université. En effet, dans les années 80-90 en France, bien des geeks pouvaient être doublement dominés : parce que jugés peu virils et parce que issus des classes populaires, et c’est donc une double revanche qu’ils ont obtenue par leur réussite sociale. Aujourd’hui, les étudiant-es en informatique des écoles d’ingénieurs ne se distinguent pas, sur le plan social, des autres filières d’études… si ce n’est par le minuscule pourcentage de femmes.
La dernière partie du livre parle des pratiques geek : le souci du détail, les collections, les oeuvres qu’on regarde des dizaines de fois (ou plus)… L’érudition geek est une preuve de l’affiliation : connaître l’oeuvre ou l’univers par coeur et ensuite y apporter une contribution. Ainsi se développent le fanart et les fanfictions, car si un univers en vaut la peine, les fans peuvent participer à son extension. C’est vraiment quelque chose de propre à la culture geek : elle est transmediatique (Comics, films, jeux, dessins, romans, produits dérivés autour d’une même oeuvre : la palme revenant à Georges Lucas qui l’a compris dès le début) et elle est coconstruite par les fans qui la font vivre et la développe.
Pour finir, je vous conseille évidemment ce livre, si vous êtes geek ou au moins geekophiles. Si vous ne l’êtes pas, il ne vous parlera pas. Ce n’est pas un livre très technique sur le plan sociologique… mais quand même très geek.