Geoffroy de Lagasnerie (2015). L’art de la révolte, Snowden, Assange, Manning, aux Éditions Pluriel
En septembre dernier, GdL a fait un buzz avec un livre intitulé « Sortir de notre impuissance politique » ou il émettait des idées controversées sur les moyens pour la gauche de mobiliser des modes de contestations efficaces. Selon lui, il fallait maintenant utiliser le droit et l’action directe. Il y avait 2 ou 3 idées un peu curieuses, comme plaider pour l’infiltration des institutions (qui me semble une bonne idée, mais surtout quand on a un haut niveau culturel) plus un truc un peu bizarre autour de la « pureté et de la justice » qui vaudrait plus que la loi (et justifierait l’action directe). Bref, je voulais lire son ouvrage et j’ai confondu avec un autre, nettement antérieur, mais finalement, ce n’est pas si grave, parce que je pense que j’aurai trop tiqué sur le précédent. Me retrouver à lire une théorisation politique autour de wikileaks et des Anonymous me convient plutôt bien.
En 2006, Julien Assange lance Wikileak, pour permettre aux lanceurs d’alerte de faire fuiter des documents révélant des secrets d’État ou des affaires de corruptions et autre atteinte aux droits humains. En 2010, Wikileaks publie des documents transmis par Chelsea Manning sur la guerre en Irak mettant gravement en cause les États-Unis. Assange est alors activement recherché pour espionnage. Au moment de la parution de l’ouvrage de GdL (2015), Assange est réfugié dans l’ambassade d’Équateur à Londres.
De son côté, Chelsea Manning est poursuivie pour trahison et espionnage. En 2015, elle est encore incarcérée après avoir été dénoncée au FBI.
Enfin, Edward Snowden, ancien employé de la CIA et de la NSA, révèle les programmes de surveillance de masse réalisés par les États-Unis et les Britanniques. Lui aussi est poursuivi pour espionnage et en 2015, il est réfugié à Moscou.
Pour GdL, l’acharnement avec lequel les États-Unis (et les démocraties en général) poursuivent ces trois personnes montre qu’elles sont bien plus que des lanceurs d’alerte, mais des personnes qui inventent une manière inédite de se révolter contre un déni de démocratie de la part des états. À ces trois personnes « exemplaires », il ajoutera les Anonymous et estime qu’ensemble ils inventent un nouvel art de la révolte qui interpelle directement les états sur leurs trahisons à leurs propres idéaux.
Il est manifeste que les États-Unis se sont acharnés jusqu’à l’absurde sur ces personnes, alors même qu’elles ont exposé des agissements politiques allant contre le droit international ou les droits humains. Ironie sinistre : en 2010, une plainte pour « viol par surprise » est déposée contre Assange en Suède. Ce délit devient le viol le plus grave du monde de tous les temps (il était accusé d’avoir commis un rapport sexuel sans protection pendant que la victime est endormie). La justice internationale était prête à le poursuivre et à l’extrader au nom du respect des femmes… Cette affaire mérite probablement la médaille d’or de la justice opportuniste, à en devenir insultant pour les droits des femmes.
Pour expliquer pourquoi Snowden, Assange, Manning et les Anonymous réinventent une nouvelle manière de contester, GdL revient à quelques définitions.
Snowden considère que les individus ont droit à une zone d’intimité de laquelle l’état doit s’exclure, et dans ce système où la surveillance de masse est « omniprésente et omnisciente » comme il dit, il est d’autant plus important de permettre à chacun de protéger un espace privé. Assange conteste l’intérêt du secret d’État. Les états démocratiques préservent en leur sein un espace non démocratique et la plupart des citoyens comme des personnels de l’état considèrent que c’est absolument indispensable pour que la démocratie fonctionne. Snowden et Assange radicalisent l’exigence démocratique (p.42) : le droit doit s’appliquer partout et le contrôle des citoyens sur l’état doit s’appliquer pleinement. « Le maintien des programmes secrets représente un plus grand danger que leur révélation » dit Snowden. Ce type de programme, justement parce qu’il est secret, n’a pas de légitimité.
GdL estime que la manière dont ces actions sur internet interpellent le pouvoir de l’état ne s’inscrit pas dans une filiation politique déjà existante, car elle ne relève pas de la désobéissance civile.
La désobéissance civile, selon Rawls est « un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi, et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement ». La désobéissance civile agit sur une scène publique, elle interpelle son gouvernement et lui demande d’être à la hauteur de ses principes. Son auteur attend ensuite sur place pacifiquement d’être puni par la loi qu’il a transgressée, pour montrer par l’exemple la violence de la répression d’un état injuste.
L’anonymat rendu possible par wikileaks (et pratiqué par définition par les Anonymous) rend l’acte de rébellion d’une autre nature. L’anonymat permet à des insiders de faire sortir les informations de l’institution vers le public sans en subir les conséquences. L’anonymat questionne la conception sacrificielle de la désobéissance civile. Pourquoi les lanceurs d’alertes (qui par définition sont à l’intérieur du système qu’ils dénoncent) devraient subir les conséquences de leurs actes ? Pourquoi devraient-ils assumer le risque d’être puni pour dénoncer des agissements illégaux dont ils ne sont pas responsables ? En prétendant que seul un courage sacrificiel rendrait les dénonciations valables, on protège en réalité les institutions puissantes qui se rendent coupables d’illégalités et qui ont la capacité de vous broyer. En outre, et c’est important pour le milieu hacker qui se revendique plutôt d’une philosophie libertarienne (et qui est donc peu politisé au sens classique du terme), il permet à des individus d’agir « en conscience », sans entrer sur une arène politique publique, s’ils ne le souhaitent pas, sans avoir besoin de réunir un groupe de pression autour d’eux ou de s’affilier à un mouvement politique qui pourrait ouvrir un rapport de force.
Il aurait été intéressant que GdL creuse du côté de l’éthique des hackers, pour une meilleure compréhension du hacktivisme. Snowden, Assange, Manning et les Anonymous inventent la forme de révolte qui convient à un milieu d’individualistes qui ne souhaitent pas à devenir des tribuns et cherchent une notoriété d’experts parmi leurs pairs. Si Snowden et Assange sont devenus des personnages publics, il me semble que leur notoriété a été une conséquence de leurs actes, et non une stratégie voulue, une posture recherchée pour pouvoir visibiliser leurs actes (même si on peut ensuite se prendre au jeu de cette notoriété).
L’autre dimension que note GdL mais qu’il ne met pas en lien avec l’éthique hacker (qui préexiste à ces actes de révolte), c’est le choix de son appartenance. Assange et Snowden ont fuit, ont lancé des demandes d’asile, ne sont pas restés sur place en attendant l’incarcération et pour cela, ont été traité de lâches, d’une part (voir la dimension sacrificielle exigée), et aussi de traitres. Or, refuser de comparaître devant la justice de son pays (dans laquelle on n’a pas confiance) ou refuser de se battre de l’intérieur pour réformer (par l’exercice d’un sacrifice personnel) les institutions de son pays… signifie aussi un rejet d’une appartenance nationale. Refuser d’être fidèle jusqu’au bout à une affiliation obtenue par hasard, c’est-à-dire par naissance. Est-ce que parce que je nais dans un état, je lui appartiens obligatoirement, je dois indéfectiblement répondre à ses lois ? Et si je m’y refuse, suis-je un traitre ? (ce qui signifierait que quoique je fasse, je n’existe qu’en lien avec ma nationalité de naissance). Ces personnes choisissent leur propre communauté (parmi leurs pairs) et se revendiquent citoyens du monde. Ou encore, c’est une manière de dire que ce sont les citoyens qui devraient être en droit de choisir leur état et non l’inverse (p.176).
Si cette notion de citoyen du monde, un monde connecté avec des échanges continuels d’information et une transparence absolution, colle bien avec l’éthique des hackers (c’était déjà la vision de Norbert Wiener, post Hiroshima et Bergen-Belsen, comme il le rappelait), dans la pratique, il est clairement plus simple de l’avoir quand on est blanc avec un haut niveau d’étude. Les frontières sont poreuses surtout quand on possède un passeport occidental et les nationalités peuvent s’échanger et se négocier plus facilement quand on est riche ou en possession d’un diplôme du supérieur (et plutôt en informatique qu’en histoire de l’art). Cette nationalité que Snowden et Assange refusent, comme le prétend GdL (je ne suis pas sûre que ce soit une revendication réelle), et bien, il faut être occidental pour avoir les moyens de la refuser. Cela ne disqualifie en rien l’acte, mais ce n’est pas la première fois que je trouve GDL un peu élitiste dans sa manière de considérer la lutte et les moyens de la mener.