En 1984 paraissait Neuromancien, chez J’ai Lu. En 2020, les Éditions du Diable Vauvert le font retraduire par Laurent Queyssi et cela m’a donné envie de relire Neuromancien.
Et pourquoi pas directement en anglais me direz-vous ? Eh bien, si vous avez déjà lu Gibson en anglais, vous saurez que l’écriture de Gibson, c’est loin d’être évident. J’ai déjà transpiré sur certains de ses romans et là, j’avais envie de me faire plaisir et de faire confiance à cette nouvelle traduction. De plus, le visuel du Diable Vauvert m’a vraiment plu.
(Attention, cette Kro ne sera pas dépourvue de spoil mineur sur le livre).
Imaginez-vous en 1984. La SF est un genre littéraire suffisamment mineur pour que les illustrateurs chez J’ai Lu fassent des illustrations sans lire la moindre page du livre. À cette époque, on n’investissait pas non plus dans la traduction. Neuromancien avait tout de même bénéficié d’un « vrai traducteur », mais ce traducteur était-il un informaticien? ou disons : était-il familier avec les univers qui en 1984 préfigurait le monde de Gibson ? Probablement pas, ne serait-ce que parce qu’à l’époque, pas grand monde n’était familier avec ces univers.
Le choix de Jean Bonnefoy s’est fait sur une écriture saccadée. Regardez ce que donne la traduction d’origine sur la première phrase du livre :
Le ciel au-dessus du port était couleur télé calée sur un émetteur hors service.
et la version 2020 :
Le ciel au-dessus du port avait la couleur d’une télévision allumée sur une chaîne défunte.
La version Gibson :
The sky above the port was the color of television, tuned to a dead channel
Et bien sûr, vous vous demandez quelle est la version Deepl :
Le ciel au-dessus du port avait la couleur de la télévision, réglée sur une chaîne morte
Bref, Bonnefoy avait voulu faire dans l’écriture « branchée », pour faire moderne, ce qu’il estimait correspondre à une écriture de SF de ce genre nouveau. Mais Gibson a une écriture poétique, c’est très bien écrit, pas du tout argotique ni familier. L’histoire est bien l’histoire, mais le style de Gibson (qui peut se vérifier dans des traductions postérieures), ce n’était pas celui choisi par Bonnefoy.
Par ailleurs, Bonnefoy avait choisi de tout traduire, à une époque où les gens connaissaient trop peu d’anglais pour qu’on puisse laisser les termes non traduits. Wintermute était devenu Muetd’hiver. La villa Straylight était devenue Lumierrante (honnêtement, j’aimais bien). Queyssi a gardé les termes anglais. Alors pourquoi Flatline, Trait-plat chez Bonnefoy est devenu Tracé plat chez Queyssi ? Quoiqu’il en soit, cette nouvelle traduction transforme le livre en le rendant agréable à lire, le texte est beau et après tout j’aurais pu m’y attendre, parce que Idoru, Identification des schémas ou Code source, c’est beau. Je découvre donc que son premier roman était déjà dans ce style parfait.
Ensuite, en relisant Neuromancien, on se rend compte à quel point ce texte se projette dans le futur, y voit clair et ouvre un nouveau style littéraire. Et incidemment, c’est plaisant d’entendre parler de Neuromancien sur France Culture (c’est comme ça que j’ai découvert qu’il avait été retraduit), parce que les gens qui, comme moi, l’ont découvert à sa sortie, ont fait carrière et sont aujourd’hui en position de le rendre respectable.
Ce texte est tellement actuel que quand on croise une disquette ou d’autres manifestations technologiques devenues vieillottes : on sursaute et on se souvient en quelle année Neuromancien a été écrit.
Parce que le futur est déjà décrit: des mégacorpos, des IA, de la pollution, et surtout internet et le cyberspace, terme qu’il invente. Le Cyberspace, c’est la « représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain » ; c’est également une « hallucination consensuelle vécue quotidiennement par des millions d’opérateurs ».
Gibson explique qu’il était à la recherche d’un mot qui sonnerait juste, qui serait accrocheur et que personne ne saurait vraiment définir, et cette démarche l’a sûrement guidé à travers l’écriture du roman de manière générale. S’il fonctionne aussi bien, c’est parce qu’il décrit à peine, il figure, il procède par analogie, il force à la représentation, mais d’une manière suggérée de sorte que l’univers de son roman se crée au fur et à mesure dans l’esprit de son lecteur.
Et c’est là précisément le génie de Gibson : le cyberspace n’existe pas en 1984 et les représentations graphiques des données sous forme d’univers virtuel, c’est plutôt rare. Certes, en 1982, il y a eu TRON chez Disney, c’est une représentation de l’intérieur d’un ordinateur dans une inspiration de jeu vidéo. Il y a sûrement un peu de TRON dans Neuromancien. De même qu’il y a sûrement un peu de Soylent green (1973 : Soleil vert, d’après un roman d’Harrison) pour l’ambiance et il faudrait citer aussi Shockwave Rider de Brunner en 1975 qui décrit Internet. En allant voir Blade Runner au cinéma, en 1982, Gibson a un choc, car il découvre sur l’écran un univers proche de celui qu’il est en train d’écrire (ce qui est davantage vrai pour le film que pour le livre de Dick).
Évidemment, Neuromancien ne sort pas du néant. Comme pour toutes les innovations, on en voit déjà des prémices dans l’air du temps, mais il va concentrer des éléments épars pour créer un style tout à fait spécifique qui inspirera durablement la pop culture SF. La Major, de Ghost in the Shell, évidemment. Mais en le relisant, Matrix, d’une manière très forte. Trinity dans Matrix, Sarah dans Hardwired de Walter Jon Williams (autre roman de cyberpunk sorti en 1986) et la garde du corps jouée par Angela Basset dans Strange days film Cyberpunk de 1995. Bref, Molly a ouvert dans le Cyberpunk une lignée de femmes combattantes mortellement efficaces, ce qui est logique, dans un monde où les héros sont des hackers. (À noter que même si ce n’est pas ainsi qu’elle est connue, Trinity est aussi à l’origine une hackeuse et Neo est un hacker qui devient un combattant).
Pour revenir à Matrix, le titre lui-même même est un hommage à Gibson puisque l’ensemble du réseau s’appelle la matrice dans Neuromancien. Quant à la ville recréée par les humains échappés de la Matrice, Sion, elle n’est pas appelée comme ça pour de quelconques raisons politico-judaïques. C’est le nom d’une station spatiale autonome où vit la communauté rastafari dans Neuromancien (ce qui explique le look des habitants de Sion qui aident Neo, dans Matrix).
Neuromancien, c’est l’histoire de Case, un cowboy (on les appellera plus tard les netrunners), c’est-à-dire un hacker des bas-fonds, pris dans une spirale autodestructrice et qui va être engagé pour un casse dans une villa d’une importante corporation aux buts indéchiffrables. Case s’occupe de l’intrusion numérique pour permettre l’intrusion de Molly, combattante aux réflexes améliorés et aux griffes de métal rétractiles. Qui les engage ? Pourquoi ? Ils s’en foutent un peu. Molly aime se battre, aime le danger et Case vit pour hacker dans le cyberspace. Case et Molly n’ont pas d’idéal, pas de projet, ils ne se disent pas : après ce coup, je raccroche et je me range. Neuromancien n’est pas un univers moral de happy end. Ils fuient en avant dans un monde toxique en espérant être plus dangereux que le monde. Quand Case découvre qu’il est embauché par une IA, Wintermute, il n’est pas particulièrement perturbé. Quand la Police de Turing l’accuse de travailler pour une IA scélérate et de trahir l’humanité, ça lui fait ni chaud ni froid. Il a vu ce que l’humanité pouvait faire dans la rue, mais aussi au plus haut niveau. À la tête des megacorpos, il y a des familles qui se clonent et se cryogénisent pour traverser les décennies. Leur manière de penser est devenue presque non humaine. Alors, une IA comme patron, qu’est-ce que ça change ?
D’ailleurs, c’est tellement anthropocentré d’imaginer que les IA vont vouloir se venger de l’humanité et l’asservir ! Qu’est-ce qu’elles en ont à faire, de l’humanité ? Sauf peut-être pour s’occuper. Elles reconstruisent des paysages virtuels avec des personnalités virtuelles. Si l’IA connait tout de leur environnement, connait le nombre de grains de sable sur ses plages et le nombre de boutons sur leurs vestes, elle ne connait pas leurs pensées, parce que « la vie ici, c’est vraiment la vie », dira Neuromancien à Case.
Tout ce texte pour vous dire qu’il faut relire Neuromancien, ou le lire, si vous ne l’avez jamais fait, parce que c’est brillant.
Apple annonce une série… je ne peux pas dire que je ne suis pas intéressée…