Filles + sciences = une équation insoluble ? Enquête sur les classes préparatoires scientifiques Marianne Blanchard, Sophie Orange et Arnaud Pierrel Les filles sont majoritaires dans l’enseignement supérieur en France, comme dans tous les pays de l’OCDE, à l’exception notable de la Suisse et du Japon. Pourtant si elles représentent 45% des effectifs de Terminal S, et qu’elles ont plus de mentions au bac que les garçons, elles sont moins de 30% dans les écoles d’ingénieurs (et même moins de 20% dans les plus grandes d’entre elles). Cet ouvrage s’appuie sur une enquête menée auprès de 2270 élèves de classes préparatoires scientifiques. En terme de répartition par filière, on constate un premier écart : les garçons sont largement majoritaires dans toutes les filières, sauf dans la spécialité qui comporte de la biologie, où les filles sont 70%. L’enquête va analyser les constructions des aspirations scolaires et professionnelles des filles et des garçons à partir de la structuration de l’offre de formation dans le supérieur et de celles des emplois. Les filles sont 30% en moyenne dans les CPGE scientifiques (alors qu’elles sont 54% dans les CPGE de sciences économiques, tout aussi compétitives). Pourtant, les écarts de performance entre les garçons et les filles diminuent régulièrement depuis les années 1960. Les mesures PISA ne montrent des écarts significatifs en faveur des garçons que dans 38 pays sur 65. En aucun cas, ces écarts (plutôt faible, en particulier en France) ne peuvent justifier les différences d’orientation. Plus que les garçons, les filles expriment un sentiment d’anxiété vis-à-vis des maths (38% vs 25%) et hésitent à s’engager dans les filières scientifiques. Devant ces réticences, tout un discours sur l’autocensure des filles se développe, elles n’osent pas, elles ont peur, etc. Or, il s’agit bien plus d’une « censure sociale » p.20 que d’une autocensure : toute une socialisation va les convaincre peu à peu que leur vraie place, ou leur place « naturelle » n’est pas là.
Précisons en outre que la croyance dans l’autocensure des filles est extrêmement pratique pour faire retomber la faute de la domination sur les dominées, dédouaner les dominants de responsabilité de la discrimination et donner à croire finalement que les filles sont le « problème » et que le modèle « garçon » est la solution, dans laquelle il faut transmuter les filles. (Le discours sur l’autocensure des filles est extrêmement courant en particulier en maths, où seule la compétence est supposée prévaloir, cf. Cédric Villiani, au salon des jeux mathématiques de 2016 à Paris). De nombreux travaux montrent qu’en réalité, les filles se censurent parce qu’elles sont censurées : pour les enseignant-e-s comme pour leur entourage, et à travers nombre de discours médiatiques, les filles ne sont pas de bonnes candidates pour les sciences. La division des savoirs qui attribue les SHS aux filles et les maths et sciences aux garçons recouvre les enjeux des rapports sociaux de sexe : « Les savoirs sont hiérarchisés non seulement selon des critères intrinsèques, comme leur degré d’abstraction, ou les qualités qu’ils sont supposés requérir, mais aussi en fonction de critères extrinsèques à savoir les positions auxquelles ils donnent accès sur le marché du travail. » p.25 Nous avons une double construction hiérarchique, d’une part, des savoirs, et d’autre part, du masculin et du féminin. Les mathématiques nécessiteraient ingéniosité, virtuosité et originalité, alors que la biologie et la chimie demanderaient surtout de la minutie, du concret et de l’apprentissage par cœur, ces secondes aptitudes étant jugées moins nobles et (donc ?) plus féminines que les premières, supposées masculines. Ces représentations différenciées à l’intérieur même des disciplines scientifiques se retrouvent dans les brochures de l’ONISEP : les prépa « bio » sont présentées comme des formations « équilibrées » (rappelons que la culture générale est supposée être suffisante pour les groupes dominés, alors que les groupes dominants ont accès en plus à la culture spécifique, quand il s’agit de haut niveau d’études). Elle demande en outre de bonnes compétences rédactionnelles et les enseignements ont une vocation pratique, y compris les mathématiques qui seront toujours « contextualisées ». En revanche, les prépa « maths – physique » sont destinées aux élèves qui aiment les maths et sont à l’aise avec l’abstraction. On parle de « logique, raisonnement et technique de calcul, algèbre linéaire, probabilités discrètes »… sans aborder les applications de ces disciplines.
On semble être dans la logique pure. Outre ces descriptifs différents, conformes aux attentes sexués, deux autres processus simultanés se sont mis en place : d’une part, une augmentation de l’offre et d’autre part, un désintérêt des garçons de certaines filières (en somme la médecine et la biologie connaît le phénomène inverse de l’informatique : plus de prestige, plus haut salaire donc plus d’hommes et une recomposition des représentations qui vient justifier la nouvelle ségrégation). L’arrivée des filles dans les bastions masculins se fait le plus souvent par le bas (par les secteurs les moins prestigieux), ce n’est pas « une disparition du plafond de verre, mais son repositionnement régulier ». p.43.
Finalement, choisir une CPGE (puis entrer dans l’école la plus prestigieuse décrochée au concours), c’est avant tout choisir une place scolaire (future place sociale), bien plus que choisir une discipline. Les filles demandent moins souvent une orientation post bac en CPGE que les garçons, indépendamment de leur niveau scolaire : « l’espace des pensables et des possibles n’est pas le même ». p.53.
On constate en outre une sursélection dans les prépa les plus prestigieuses, en particulier en fonction du milieu social (souvent supérieur à celui des garçons). En général, elles disposent d’un milieu familial autorisant la transgression, en particulier, des membres de la famille qui ont déjà emprunté cette voie. Ce qui va partitionner les bons et les mauvais élèves de maths sup sera « l’esprit scientifique », qui n’est jamais réellement défini et est présenté comme un don. D’une part, il y a une volonté de faire table rase de l’avant, avec l’idée qu’au lycée on n’avait pas besoin de travailler et que maintenant, il faut réapprendre un tout nouveau format : le fait d’avoir préalablement des bonnes notes n’est pas prédictif de la réussite en maths, car si tout le monde doit travailler, seuls ceux qui ont le don sortiront du lot. Or, puisque le don est supposé inné, il ne s’apprend pas et ne s’acquiert pas par le travail. On parle de « démonstration élégante », versus des « démonstrations laborieuses » ou de « prise de recul », sans que ces critères ne soient jamais explicités. (Puisqu’ils sont supposés être innés, ceux qui les « ont » comprennent spontanément ce qui est attendu. Quant aux autres, rien de sert de le leur expliquer. Pour le coup, je le vois comme une carence pédagogique, les enseignants eux-mêmes, à l’aise et valorisés dans cette idée du don, n’ont jamais tenté de le démystifier et de didactiser les compétences requises). Ironiquement, ce recul attendu serait surtout un recul par rapport à la forme scolaire. Et c’est là qu’on peut se demander si les filles ne souffrent pas d’un malentendu scolaire : « à trop respecter la norme scolaire (démarche qui s’est révélée payante dans l’enseignement secondaire), elles peuvent manquer l’implicite des classes préparatoires scientifiques et ne pas parvenir à se conformer aux attentes de ‘‘l’esprit scientifique’’ » p.85. Un rapport au savoir scientifique différent se construit : à côté de compétences « roturière » qui s’acquiert par le travail (laborieux, scolaire), il existe un niveau supérieur de compétences, noble et innées qui participerait au génie et au « vrai » esprit scientifique. Cette séparation symbolique des compétences scientifiques se retrouve alors en phase avec la répartition symbolique des compétences entre les sexes. Cette séparation se remarque particulièrement à la lecture des bulletins scolaires des garçons et des filles. Les enseignants effectuent un repérage parmi les élèves, qui leur permettra encore de leur conseiller ou non de faire 5/2 (c’est à dire un redoublement de la deuxième année), si le niveau de concours obtenu s’avère décevant. Or, ce sont plutôt des garçons qui sont repérés : davantage que pour les filles, une année de 5/2 est jugée profitable au vu du potentiel. Le cas particulier de l’ENS va permettre de montrer comment les explications de type « prophétie autoréalisatrice », « menace du stéréotype » et encore plus « autocensure » sont insuffisantes pour rendre compte de l’exclusion des filles à l’entrée. Il ne s’agit pas d’une question de niveau scolaire, puisqu’à l’époque où l’ENS était non mixte, autant de filles que de garçons étaient admises, à travers un concours identique, mais débouchant sur un système de quota. Or les résultats au concours des filles et des garçons étaient du même ordre, la barre d’admission n’était pas plus basse pour les filles. Mais dès l’introduction de la mixité et la fusion des promotions, la part des filles baisse de manière drastique. Ce n’est pas en soi la mixité qui a été défavorable aux filles, mais la mise en concurrence directe avec les garçons, face à un nombre de places extrêmement restreint. Il faut s’autoriser à désirer l’ENS pour tenter le concours ou même l’envisager.
La réussite au concours, statistiquement exceptionnelle, est vécue comme nécessitant des qualités exceptionnelles, celles qui sont supposées innées, celles qui constituent l’esprit scientifique. Les filles moins que les garçons sont considérées tout au long de leur carrière scolaire comme disposant des qualités et du rapport au savoir qui seraient requis pour être légitime.