Le cerveau pense-t-il au masculin ? de Pascal Gygax, Sandrine Zufferey, Ute Gabriel
Editions Le Robert, 2021
En 2017, l’Académie française, avec la constance d’une boussole qui indique le sud, qualifiait l’écriture inclusive de péril mortel. Suite à quoi, un journaliste de La Tribune de Genève, passablement goguenard, m’a appelé pour avoir mon avis sur le fameux péril. Il faut dire que par ici, on n’a pas toujours beaucoup de sympathie pour des gens qui pensent que le seul vrai français sort de leur bouche et que la Suisse, comme la Belgique, ou le Québec parlent une version abâtardie du français, éventuellement pittoresque, mais tout de même, franchement moins bien. En particulier quand l’Académie prétend parler au nom de sa mission auprès de la francophonie, à laquelle elle ne s’intéresse que pour lui faire la leçon, on a envie de lui proposer de s’occuper de son dictionnaire (et encore).
Suite à une vigoureuse politique de désinformation combinée à une bonne dose d’incompétence, la presse grand public et la rumeur de la rue ont présenté l’écriture inclusive comme une succession de trucs illisibles remplis de points médians. (Au cas où, mes kro sont en écriture inclusive, oui, même celle là, oui, depuis le début. Ya pas encore eu de point médian. Non, ce n’est pas un hasard).
Beaucoup de choses ont été écrites sur la question. En particulier, il a été rappelé que le XVIIe siècle avait procédé à une masculinisation volontaire de la langue, parce que comme le disait le père Bouhours, grammairien convaincu de la supériorité de la langue française sur toutes les autres : « quand les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte ». Autrement dit : le masculin l’importe, parce qu’il est plus noble que le féminin. Ce n’est donc ni l’usage ni le hasard qui produit cette règle. D’ailleurs, si on avait voulu faire de la grammaire, on aurait énoncé la règle de la façon suivante : « Les pluriels mixtes s’accordent au masculin ». Mais comme on faisait en même temps de la politique des sexes, on a dit : « Le masculin l’emporte », alors que pourtant, on parlait bien d’accords et de pluriel et pas (a priori) de qui est le plus fort.
Toutefois, l’argument de la « justice grammaticale » ne suffit pas. On peut prendre acte du fait qu’au XVIIe une décision sexiste a été prise. Mais 300 ans plus tard, on admet que c’est dommage et injuste, mais le pli est pris. Trop tard pour faire marche arrière, ce serait beaucoup d’efforts pour une simple revanche historique (fut-elle juste). C’est, à mon sens, un argument audible. Il y en a d’autres que je préfère ne pas détailler : les propos glaçants sur la « pureté » de la langue, les injonctions des hommes qui, depuis leur fauteuil, expliquent aux femmes qu’il y a de meilleurs combats et enfin les inquiétudes (qui peuvent être légitimes) pour les dyslexiques, mais qui sont émises par des personnes qui se battent pour le maintien de la règle du participe passé avec le COD placé devant (ou le maintien du i dans oignon).
Donc, la question la plus importante, il me semble, est la suivante : est-ce que l’écriture épicène (pour prendre le terme suisse) ou inclusive (pour le terme français) sert-elle concrètement l’égalité des sexes ? Ou est-ce juste une revanche d’érudites ?
Pascal Gygax
Après cette introduction un peu longue, laissez-moi vous présenter des collègues (vraiment très sympathiques) : Pascal Gygax, Sandrine Zufferey et Ute Gabriel. Psychologue ou psycholinguiste, il et elles ont testé pour vous l’écriture épicène. Ou plutôt : quel effet a sur le cerveau une langue qui donne la priorité au masculin sous de nombreuses formes. C’est un ouvrage factuel, qui expose sur un ton mesuré et scientifique des résultats d’expériences de psycholinguistiques pour sortir un peu de la cacophonie du débat d’opinion. Chaque chapitre se termine par un résumé des notions importantes et contient un petit exercice à faire chez vous.
Par exemple : prenons l’ordre de mention, c’est-à-dire l’ordre dans lequel on énumère les choses ou les gens. Pensez à des couples de votre entourage. Vous les nommez dans quel ordre ? Par exemple, quand je pense au couple que forment ma fille et son compagnon, leurs prénoms me viennent toujours dans cet ordre (ma fille et son copain) parce que ma fille est évidemment la personne la plus importante pour moi et donc je la mentionne en premier. J’imagine que ses beaux-parents font mention de leur couple dans l’autre sens : leur fils d’abord et ma fille ensuite, ce qui est complètement normal. L’ordre de mention place l’élément le plus important en premier. Donc, quand les expressions courantes parlent « des hommes et des femmes », « des garçons et des filles » ou d’ « Adam et Eve », qui est le plus important, mhmm ?
La locution : « les hommes et les femmes » est plus habituelle à notre oreille et ça veut dire quelque chose de l’importance (social) respective des 2 éléments.
Sandrine Zufferey
Passons maintenant à la question des stéréotypes : pourquoi notre cerveau les trouve-t-il à ce point pratiques ? Imaginez que les pensées de notre cerveau soient une collection d’ampoules. Quand on cherche un mot ou qu’on l’entend, on allume les ampoules qui lui correspondent. Ça demanderait beaucoup d’énergie de tout éteindre ou de tout allumer à chaque mot. Alors, astucieusement, le cerveau laisse allumées les ampoules les plus probables. Si je vous dis : « qu’allons-nous mettre en bouteille ? » Il y a gros à parier que vous ayez laissé allumé l’ampoule « vin », plutôt que l’ampoule « bateau ». Pour les stéréotypes, c’est pareil. Si je dis « petite fille », vous avez plus de chance d’avoir laissé allumé « mignonne » « princesse », « douce » et « robe qui tourne » que » dinosaure », « football » et « jeu vidéo ». Et statistiquement, votre cerveau a raison, il fait la plupart du temps des économies en fonctionnement ainsi. Par contre, le jour où il faudra associer « petite fille » et « jeu vidéo », vous pourrez le faire, mais il vous faudra un signal explicite pour vous dire d’allumer cette ampoule-là qui d’ordinaire ne sert pas à ça. Vous voyez l’idée ? Donc, penser en stéréotype, non seulement c’est économique, mais en plus, c’est toujours directement accessible. Alors maintenant, que se passe-t-il si on vous oblige à allumer d’autres ampoules ?
Prenons l’exemple des métiers. Ute Gabriel (en photo) et ses collègues ont réalisé une étude qui visait à déterminer, comment la population se représentait la répartition entre femmes et hommes pour un métier donné. Lorsque les métiers n’étaient présentés qu’au masculin, (par exemple « les écrivains »), les personnes interrogées associaient un pourcentage plus faible de femmes que lorsque les métiers étaient présentés au féminin et au masculin, (par exemple « les écrivaines et écrivains »).
Armand Chatard et ses collègues, de l’université de Genève, en 2005, ont demandé à des adolescentes et adolescents qui avaient entre 13 et 14 ans d’évaluer leur niveau de confiance de réussir dans des études leur permettant d’exercer diverses professions, et les réponses étaient données sur une échelle allant de 1, « Pas du tout confiant », à 10, « Extrêmement confiant ». Pour un groupe, les professions étaient présentées au masculin uniquement (les mathématiciens), pour un autre groupe au masculin et féminin (les mathématiciens et mathématiciennes) et pour un dernier groupe sous une forme dite « contractée » (les mathématicien(ne)s). « Les filles étaient plus confiantes dans leur capacité à réussir des études pour des professions présentées aux masculin et féminin ou sous forme contractée que si ces métiers étaient présentés uniquement au masculin. »
Autre étude du même ordre avec des listes de métiers présentés sous la forme de noms masculins versus de doublet (« informaticien » vs « informaticien/informaticienne »). Quand on demande aux élèves de cocher quels métiers elles et ils pourraient envisager, les filles cochent plus de métiers quand on les présente en doublet. Et vous savez quoi ? Les garçons aussi. En somme, les métiers semblent plus réels ou accessibles pour tout le monde quand ils apparaissent sous forme mixte.
L’Académie a beau prétendre que le masculin est, en français, une forme neutre et qu’il englobe le féminin, notre cerveau n’arrive pas à y croire. Pour les femmes comme pour les hommes, un masculin pluriel, c’est plutôt un groupe d’homme. Un mot au masculin, ça se réfère à un homme. Et ça se prouve scientifiquement. Des expériences de ce type, ce livre les empile, toutes aussi convaincantes les unes que les autres. Pour entendre Pascal Gygax en parler, c’est ici (et ça en vaut vraiment la peine, parce que c’est un bon orateur).
Alors quand on m’oppose parfois : « L’écriture inclusive, ce n’est pas beau » je demande si le but, c’est de faire joli, ou de faire égalitaire ?