Kro qui se lève tôt

Et pourtant, je me suis levée tôt… une immersion dans le quotidien des travailleurs précaires d’Elsa Fayner

Peut-on vraiment travailler plus pour gagner plus ? Elsa Fayner, journaliste, va se mettre dans la peau d’une jeune femme diplômée du supérieur au CV sans relief : une licence de philo, un peu d’expérience professionnelle sur des petits boulots. Elle arrive à Lille, prend une chambre dans un foyer de jeunes travailleurs et fait le tour ANPE / Agence d’Interim. Elle ne tarde pas à trouver du boulot, sur un contrat précaire, sur du temps partiel non choisi.

Son premier boulot, c’est téléopératrice. On fait miroiter un CDI à l’équipe, on leur donne une petite formation et c’est parti. Un vocabulaire complètement retravaillé, tenant du lavage de cerveau tant pour l’opérateur qui s’astreint à le suivre que pour l’interlocuteur qu’on doit convaincre à acheter un forfait téléphonique dont il n’a sûrement pas besoin, des cadences d’enfer, une surveillance poussée à l’absurde (le superviseur prétend qu’il lit sur les lèvres), impossible de prendre des pauses hors de celle prévue (toutes les 4 heures).

Parfois, on a un appel difficile, la personne qu’on demande est décédé il y a peu et on tombe sur le veuf ou la veuve, mais à peine on raccroche, l’ordinateur compose le numéro suivant. Les temps d’appel sont contrôlés : moyenne trop longue, vous papotez, moyenne trop courte, vous bâclez. Il n’y a donc aucun moyen de lâcher la pression, de faire ce qu’on appelle une pause informelle. Le nombre de vente par personne est contrôlé et vous avez intérêt de tenir le rythme.

Après quelques semaines, les personnes craquent. Pourtant, elles en ont besoin de ce boulot, surtout des femmes, à la recherche de l’indépendance financière par rapport aux parents ou au mari, d’une possibilité de pouvoir avoir enfin avoir un CDD, permettant d’avoir un crédit pour un appartement… D’autres tiennent le coup mais sont de plus en plus dégoutées de faire de la vente forcée, ça n’a rien à voir avec le commerce. Finalement, certains se font débarquer sans explication et se jurent de ne plus jamais travailler dans le télétravail… et se retrouvent au bout de quelques mois sur un poste de télétravail, parce qu’elles sont déjà formées.

Pour autant, ce n’est pas la télévente en soi qui est difficile. Une fille raconte un nouveau poste où ça n’a rien à voir : les superviseurs envoient des blagues, les gens prennent des pauses quand ils en ont besoin, peuvent souffler après un appel difficile, moralité, « même si on se fait aussi insulter au téléphone, ça passe sans heurt, je m’en fous », dit la jeune femme. « On n’a pas la pression, mais on a envie de réussir les ventes, pour faire plaisir aux superviseurs qui vous donnent votre chance ».

Deuxième boulot : chez Ikéa. Là, il faut le reconnaître, même si le boulot n’est pas facile, la gestion du personnel est bien meilleure, tout le monde se tutoie et aussi tout le monde donne un coup de main. Le chef va prendre la pince pour décoincer la porte d’un casier fermé, les collègues s’attendent le soir, à la fin du boulot. Si le temps d’habillage n’est pas payé, il est compensé par une prime.

Quelques inconvénients, tout de même…Déjà, la polyvalence, c’est à dire pouvoir occuper indifféremment toute sorte de postes, aucun ne nécessitant officiellement une compétence particulière. Mais à l’arrivée, ça sous-entend courir d’un poste de travail à l’autre, optimisant son temps, sans arrêt à réfléchir à l’organisation de l’équipe, laissée à l’entière responsabilité des personnes. Ça s’appelle l’autonomie, c’est gratifiant, c’est épuisant et ça ne se paye pas.

L’autre problème, c’est le temps partiel et les plannings. Certes, le chef fait de son mieux pour arranger les agendas de chacun, ce qui est bien mieux que chez les téléopérateurs. Néanmoins, tous les 15 jours, le planning change car le principe du contrat à temps partiel « polyvalent » est que la personne peut remplacer n’importe qui quand on en a besoin. Donc, pas moyen de prendre un second temps partiel dans ces conditions pour compéter le salaire. Mais au moins, chez Ikéa, on donne15 jours à l’avance le nouveau planning, c’est presque un luxe par rapport à d’autres endroits. Eh puis, il y a une vraie équipe, une vraie salle de pause, bref, un vrai souci des employés…

La dernière expérience sera dans un hôtel de luxe… Aucune gestion du personnel, personne ne connaît les durées légales des pauses, les droits de chacun, pas possible de se syndiquer sans se faire virer, impossible de souder une équipe, car personne ne fait les mêmes horaires, il n’y a pas de vraie salle de pause (c’est le quai de chargement du linge qui sert de salle de pause, il y a donc une caméra de surveillance), il règne une délation permanente…

Les mini-accidents du travail se multiplient car l’hôtel est en sous effectif, les cadences sont intenables et les communs peu adaptés au travail. Les femmes de chambre sont en sous-traitance : elles ont 22 min pour faire une chambre. Si elles font plus longs, elles ne sont pas payées pour le temps supplémentaire mais ont le même nombre de chambre à faire. Certaines débordent de plusieurs heures. Ce qui navre surtout les employés, des professionnels de l’hôtellerie, c’est que ici, la direction se moque des règles de l’hospitalité. On est loin de l’idéal du métier que la plupart des employés essaient de faire vivre.

Ce livre montre comment avec ou sans diplôme, de 25 à 45 ans, les gens sont placés en période d’essai permanente, sans perspective d’évolution, tenus en haleine par la perspective d’un CDI. C’est un livre fort intéressant non pas pour son analyse sociologique du travail précaire, mais pour son côté exemplaire. Ce sont des choses qu’on sait confusément qui là sont mise à plat. A lire.