L’égalité des chances ou l’égalité ?

Ça fait un moment que je n’avais pas fait de Kro « actu » ou « anecdote ». Mais, là, j’ai envie de raconter mon dernier voyage en über, qui montre que donner strictement la même chose à des gens parfaitement inégaux n’a jamais produit d’égalité.

Jeudi 23h, pour traverser Paris, j’appelle un taxi über. C’est un très jeune homme arabe qui conduit, en chemise blanche et costume, le gars qui prend son job über au sérieux. D’ailleurs, il lance la conversation comme il se doit, pour prendre de mes nouvelles. Dans ces cas-là, je retourne les questions, savoir d’où il vient aussi.

Il me raconte qu’il est étudiant en 2e année de licence science éco à la Sorbonne. Ça lui plait, il est content de ses études et commence à regarder les Master. Avant, il est entré en maths sup, mais il n’a pas tenu le choc. Il était habitué des notes excellentes et là, il se retrouve avec des notes minables. Sauf qu’il ne sait pas que c’est normal, que c’est le « jeu » en maths sup. Ses parents non plus ne le savent pas. En voyant sa moyenne déplorable, son père se demande s’il n’a pas triché toute sa scolarité, il ne serait en fait qu’un imposteur. Heureusement, il peut lui montrer la moyenne de la classe, pour lui prouver qu’il n’est ni meilleur ni pire.

Seulement, il ne s’y fait pas. Comme il me dit : « J’avais pas le mental qu’il fallait ». Disons plutôt que les autres élèves, ceux qui ont tenu le coup, non seulement savaient que la chute des notes était normale, mais aussi que finalement, tout se jouerait au concours et que de toute façon, la réussite, ça faisait partie de leur destin scolaire familiale. Il n’avait pas le mental, c’est-à-dire qu’il devait rester persuadé que sa présence en maths sup n’était pas une erreur ou une imposture.

C’est une question que se pose probablement un jour tout étudiant-e, surtout en maths sup. Elle se pose évidemment avec beaucoup plus d’acuité et d’insistance quand vous n’êtes pas membre du groupe majoritaire dominant et que dans votre famille, personne n’est là pour vous dire : tout ce qui se passe est normal, moi-même, pareil et regarde où je suis maintenant… Quand votre copain blanc de milieu socioprofessionnel supérieur vous dit: « c’est pas grave, regarde mes notes, je suis dans le même cas que toi », c’est gentil de sa part mais il n’est pas du tout dans le même cas. Éventuellement par la suite, il pourra plastronner sur son mérite en disant que lui, il a tenu bon en maths sup, contrairement à d’autres qui n’avaient pas le mental.

Mon chauffeur über abandonne maths sup et regarde les écoles de commerce. Là, il se rend vite compte qu’elles lui sont totalement inaccessibles financièrement. Alors, il entre à la Sorbonne. Parce que, quand même, Sorbonne, c’est un nom qui a la classe.

Ce qu’il ne sait peut-être pas, c’est que la fusion des universités parisiennes a fait que Paris IV et Paris VI + quelques instituts éparpillés s’appellent maintenant Université Paris – Sorbonne, ça fait 26 sites dans Paris, le nom se dilue. Dans les classes privilégiées, on le sait, et on sait aussi que la Sorbonne, ce n’est pas l’endroit le plus prestigieux pour les Sciences éco. La grosse fac de sciences éco, dans Paris, c’est Panthéon Assas… Ou évidemment, une prépa commerce. On fait un crédit avec les parents comme caution, et on remboursera plus tard, quand on aura brillamment réussi.

Alors, ce jeune chauffeur über se lève à 6h, il bosse ses cours, fait sa journée à l’uni et 3 soirs par semaine, il fait über jusqu’à minuit. Cette discipline, il l’a acquise grâce à la prépa, dit-il. Ses parents lui prêtent la grosse voiture et lui ont dit : « Attention, pas plus de 3 jours par semaine, à cause de tes cours ». Heureusement, comme il dit, qu’il habite encore chez eux.

In fine, je suis convaincue qu’il va s’en sortir, et je lui souhaite de faire un brillant master. Je lui ai dit  de partir à l’étranger, parce que ce modèle de grandes écoles et de prépa est très français. Un bon bachelor, ça s’exporte, surtout avec écrit Sorbonne dessus.

Il a effectivement bénéficié de l’égalité des chances : avec ses bonnes notes, il avait la même chance que tout le monde d’entrer en maths sup, ou en prépa commerce. La preuve, il a été pris…

 

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