Kro de Kahier de vacances 7 : Tout le monde peut être féministe

Tout le monde peut être féministe de bell hooks, éditions divergences

Ne vous fiez pas à la date du dépôt légal en français (2021) de cette édition, Feminism is for everybody. Passionate politics, à 20 ans… et ça se voit. Non pas qu’il est devenu périmé ou inintéressant, mais plutôt qu’il ne peut être pleinement compris que remis dans son contexte : les mouvements féministes et antiracistes américains, et dans son époque : les années 1980-2000.

Ce livre parle tout d’abord de la naissance du mouvement féministe aux États-Unis : mouvement radical, né en même temps que la lutte pour les droits civils, émergeant l’un comme l’autre de siècles de domination sexiste et raciste, de souffrance et d’abus. Un mouvement féministe qui pour se construire, avait besoin d’un entre soi, pour que les dominées apprennent à se définir indépendamment du regard du dominant. À partir de ce mouvement populaire de conscientisation, l’institutionnalisation des women’s studies à l’université a été possible dans les années 1970. bell hooks est né en 1952 (morte en 2021) et a grandi dans le sud des États-Unis ségrégationniste. Élève brillante, elle reçoit une bourse pour s’inscrire à Standford et elle choisit les Women’s Studies. Elle découvre qu’elle est la seule étudiante noire issue de famille populaire de sa classe et que si l’oppression patriarcale est mise en accusation, l’oppression raciste et classiste qu’elle subit à l’université n’est pas critiquée. C’est contre cet aveuglement qu’elle écrit à 19 ans : Ain’t I a Woman?: Black Women and Feminism paru finalement en anglais en 1981 et en traduit en français seulement en 2015.

L’histoire de l’institutionnalisation des études féministes en France (voir le livre blanc de l’ANEF) est bien différente : cette institutionnalisation est arrivée de manière timide dans les années 1980, avec seulement 3 postes fléchés « genre » ou « rapports sociaux de sexe ». En France, ce sont les sciences sociales qui ont porté l’institutionnalisation (sociologie, sciences politiques et histoire). Contrairement aux États-Unis, il n’était pas possible en France de passer un diplôme en « Études féministes ». Aux États-Unis, ce sont plus particulièrement les études de lettres et la philosophie qui ont ouvert la voie. bell hooks fait sa thèse sur Toni Morrisson (à l’époque inconnue), Judith Butler sur Hegel. Moi qui suis sociologue, quand je lis bell hooks, qui écrit ici un essai féministe, j’ai parfois envie de réclamer l’enquête qui appuie ses propos.

Dans ce livre, bell hooks s’interroge sur les raisons de l’échec relatif du mouvement féministe, au moment où elle écrit. Il faut effectivement se souvenir de l’ambiance antiféministe des années 1980-2000 (y compris en France). Une campagne méthodique de calomnie dans la presse rendait très difficile de se déclarer féministe, c’était un synonyme de femmes aigries, probablement lesbiennes et anti-hommes. Le discours féministe, si poli et mesuré qu’il soit, était instantanément disqualifié. C’est à cette époque que je suis devenue féministe… disons : consciemment féministe, grâce à celle qui deviendra ma directrice de thèse, Nicole Mosconi. Je suis entrée aux Chiennes de garde. Quand je pense qu’on nous présentait comme des féministes radicales et agressives, ça me fait rétrospectivement rire. L’objet de l’Association était (et est toujours) la dénonciation du sexisme dans l’espace public. Les actions les plus violentes du mouvement ont consisté à manifester avec une banderole sur laquelle était écrite une citation de Benoîte Groult : « Le féminisme n’a jamais tué personne, le machisme tue tous les jours ». À l’époque, quand on me parlait de l’agressivité du mouvement, je mettais au défi de me citer une seule action violente. Après quelques errances et marmonnements, on en arrivait au fameux bûcher de soutiens-gorges, qui n’a jamais vraiment eu lieu… mais quand bien même… à l’époque les agriculteurs avaient pour coutumes de déverser des tombereaux de fumiers devant les mairies. Brûler son soutien-gorge ne coûte absolument rien à la communauté.

A l’aube des années 2000, la pensée dominante disait que l’égalité était atteinte… ou qu’elle le serait très prochainement, le temps d’une génération. Qu’est-ce qu’elles veulent encore ? entendait-on. Aujourd’hui, quand on regarde les pubs, les films et la situation politique de l’époque, on comprend assez bien ce qu’elles voulaient encore… 2000, c’est l’époque où on se demandait si la pub pour la crème fraîche qui disait : « Je la lie, je la fouette, et après elle passe à la casserole », c’était du second degré ou une plaisanterie infâme sur la violence conjugale. En 2003, sortira l’enquête de l’ENVEFF qui révèle qu’une femme sur dix souffre de violence conjugale et que le nombre de viol en France s’élève à 50 000 par an. Cette enquête a fait un coup de tonnerre dans le paysage médiatique, mais on était encore loin de #metoo. À cette époque, sur le forum des Chiennes de garde, un fil intitulé « Banalité des violences sexistes et sexuelles » lancé par Sporenda, compilait déjà des témoignages de violence sexuelle. Il était édifiant, mais la diffusion n’était pas assez vaste et le manque de conscience ne permettait pas d’aller plus loin. Après tout, ces témoignages étaient anonymes… on pouvait y voir des affabulations et une cabale ani-homme. Bref, les années 2000, c’était les années noires de la conscientisation féministe.

Que s’est-il donc passé pour que l’élan des années 60-70 se termine ainsi ?

NEW YORK – DECEMBER 16: Author and cultural critic bell hooks poses for a portrait on December 16, 1996 in New York City, New York. (Photo by Karjean Levine/Getty Images)

bell hooks fait un constat sévère, en particulier envers les femmes. Elle identifie 3 raisons principales à ce recul.

  • En s’institutionnalisant, le féminisme est devenu incompréhensible pour le plus grand nombre. Les « cours de women’s studies ont remplacé les groupes de conscientisation » et « le mouvement a perdu son potentiel de masse. (…) La dissolution des groupes de prise de conscience a pratiquement faire disparaître l’idée qu’il fallait s’informer et faire un choix éclairé à propos du féminisme comme combat politique avant de prétendre en devenir partisane. » p.25. Personnellement, je dirais que ma prise de conscience féministe s’est construite, d’une part, sur les cours sur les Rapports sociaux de sexe de Nicole Mosconi à Paris X, et d’autre part, à travers les débats intenses menés sur le forum des Chiennes de garde, qui a été mon groupe de conscientisation. Les deux dimensions ont été indispensables à ma formation intellectuelle.
  • De plus, au fur et à mesure que le combat féministe progressait, des femmes blanches de milieu favorisé ont confisqué le mouvement et perpétué l’oppression patriarcale, suprémaciste blanche et de classe afin de garantir leur mobilité ascendante (obtenu grâce au combat féministe) au détriment d’autres groupes sociaux. Et de manière générale, bell hooks estime que « des femmes qui n’avaient jamais été engagées politiquement dans la lutte féministe de masse en ont emprunté la posture et le jargon pour renforcer leur mobilité de classe. » (p.25)
  • Enfin, des militantes radicales en colère pour de justes raisons ont eu besoin de construire un mouvement séparé des hommes, mais ont voulu maintenir durablement cette séparation, donnant l’impression que la lutte contre le patriarcat pourrait se faire sans les hommes pour alliés.

bell hook s’élève contre l’idée qu’il pourrait y avoir différentes sortes de féminisme, un féminisme comme « style de vie » (lifestyle feminism) : l’idée qu’il serait possible d’intégrer le féminisme dans son quotidien sans changer grand-chose. (À noter que le concept de feminism as a lifestyle n’existe pas en France). À cause de cette croyance, le « féminisme a été doucement séparé de sa dimension politique » p. 19. Il est devenu plus acceptable, puisque cela présupposait que les femmes peuvent devenir féministe sans se remettre en question, sans questionner radicalement le système des oppressions multiples (sexiste, classiste et raciste) dans lequel elles vivent et parfois tirent parti. Or, ce n’est pas une réforme du capitalisme, du patriarcat ou du système suprémaciste blanc qui permettra l’égalité, mais une remise en question complète, qui passe par un examen des oppressions que nous avons tous et toutes intériorisées.

bell hooks veut aussi défendre l’amour et en particulier l’amour hétérosexuel. Elle est très claire sur l’importance qu’ont eues les lesbiennes radicales dans le mouvement de libération des femmes (et dans sa propre formation). Pour autant, si le lesbianisme politique peut être un choix personnel, permanent ou temporaire, donner à croire que la libération des femmes ne peut passer que par un séparatisme lesbien éloigne la majorité des femmes du mouvement. Elle rappelle que les couples lesbiens connaissent aussi la violence conjugale. Elle s’oppose (sans la nommer) à Andrea Dworkin qui estime que les rapports hétérosexuels qui impliquent une pénétration sont toujours un viol. Mais pour que l’amour hétérosexuel puisse exister (un amour égalitaire, et pas un amour romantique qui est un endoctrinement à la domination), il faut embarquer les hommes dans la prise de conscience : « la masculinité patriarcale encourage les hommes à être pathologiquement narcissiques, infantiles et psychologiquement dépendants des privilèges qu’ils reçoivent du simple fait d’être nés hommes. Beaucoup d’hommes ont le sentiment que leur vie serait menacée si ces privilèges leur étaient retirés, car ils n’ont pas structuré leur identité fondamentale d’une manière qui fasse sens pour eux. » p. 103.

Un des moyens de permettre aux hommes de changer est de changer radicalement la manière dont les mères élèvent les enfants et exercent l’autorité. Le chapitre 13 sur la parentalité féministe est intéressant au sens où il traite de la manière dont les enfants sont soumis à une oppression parentale, souffrent de mauvais traitements et apprennent la violence et la domination à travers l’éducation familiale. Toutefois, l’argument qui dit que le premier acte de maltraitance est souvent commis par les mères (puisque ce sont elles qui la plupart du temps ont la responsabilité de l’éducation) est également mobilisé par les masculinistes (un homme me l’a sorti une fois dans mon cours… avant de cesser de venir définitivement, quand il a réalisé que le reste du groupe ne s’intéressait pas à ce qu’il disait).

Bref, le reproche que je ferais à bell hooks dans cet essai est de trop se focaliser sur l’ennemi intérieur : les femmes et en particulier celles qui se prétendent féministes tout en tirant profit de structures oppressives, et pas suffisamment sur l’Ennemi principal (Delphy, 1970) qui n’a jamais été l’homme, mais le patriarcat.

Si ses critiques sont justes, ou, pour plus les plus radicales d’entre elles, entendables ou méritant débat, l’empathie dont elle se réclame s’arrête devant celles qu’elle accuse d’instrumentaliser le mouvement, consciemment ou non. Il manque un peu de théorique matérialiste chez bell hooks, qui reconnaîtrait l’aliénation des femmes (sans pour autant nier leur pouvoir d’agir), qui admettrait qu’on ne peut pas mettre toute la responsabilité sur les individus (quand bien même la prise de conscience serait un mouvement collectif) et qui reconnaîtrait le pouvoir de l’institution et sa capacité à impulser non pas des réformes (on a bien compris que bell hooks n’en voulait pas), mais des transformations profondes de la société. Par ailleurs, si je veux bien entendre que Beyoncé n’incarne pas un féminisme radical (« Je vois une partie de Beyoncé qui est vraiment anti-féministe – qui est une terroriste, spécialement dans la façon dont elle influence les jeunes filles » a dit bell hooks dans une conférence), je reste assez convaincue qu’une femme aussi influence qui projette sur scène en lettre capitale devant des millions de fans le mot « feminist » fait au moins exister ce terme (même si elle  « participe à sa construction en tant qu’esclave » comme a dit bell hooks en critiquant le clip Yoncé, à fond dans l’objectivation fétichiste des femmes).

Il va falloir néanmoins que je continue à lire bell hooks, au-delà de cet essai « grand public ». D’une part parce que mes doctorantes l’ont lu et c’est quand même la honte si je ne la lis pas, et d’autre part pour comprendre ce que donne sa pensée directement appliquée à l’éducation, articulée à celle de Paulo Freire. Donc : à suivre.

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