Kro de Kahier de vacances 9 : Réinventer l’amour

Mona Chollet (2021) Réinventer l’amour, Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles. Éditions Zones – La découverte

Mona Cholet est journaliste et essayiste de talent. Elle est franco-suisse, et même valaisanne (je dis ça pour tous les Français qui pensent que tout le monde est français dès qu’on est célèbre) et elle a obtenu le Prix européen de l’essai pour cet ouvrage. Quand je lis Mona Cholet, je suis toujours partagé entre plusieurs sentiments comme à chaque fois que je lis un essai et pas de la sociologie. Mais avant tout,  elle écrit bien, elle vulgarise bien les travaux qu’elle lit, elle parle d’elle avec lucidité et n’oublie pas de signaler que ce qu’elle écrit est imprégné par son point vu.

Pour débuter, Mona Chollet prévient : elle est une incorrigible midinette, elle croit dans l’absolu de l’amour. Pas forcément avec l’idée qu’il soit éternel (encore que), mais avec la croyance profonde que l’être aimé suffit à combler tous les besoins affectifs de l’autre. Elle fantasme sur les récits de couples (tels Serge Rezvani et Lula) qui se sont retirés du monde pour vivre l’un avec l’autre. Elle n’a aucun jugement envers le polyamour, mais ça lui est totalement étranger. C’est cet amour hétérosexuel là qu’elle veut réinventer.

Ce livre a pour but de montrer que si les relations hétérosexuelles sont si difficiles, voire  douloureuses ou violentes, c’est parce que le patriarcat (on peut dire aussi le système de genre) impose des scripts qui sabotent les relations. S’il n’y avait pas l’amour, l’injonction à l’hétérosexualité ou la volonté de se reproduire, on laissera tomber cet arrangement beaucoup trop compliqué ou dangereux : « Les scripts (du patriarcat) produisent d’un côté une créature sentimentale et dépendante, aux demandes tyranniques, qui surinvestit la sphère affective et amoureuse, et de l’autre un escogriffe mutique et mal dégrossi, barricadé dans l’illusion d’une autonomie farouche qui semble toujours se demander par quelle dramatique manque de vigilance il a pu tomber dans ce traquenard » p.15. Ce sympathique schéma de base est bien sûr bien plus complexe, d’une part, parce que personne ou presque ne suit fidèlement ces scripts, et d’autre part, parce que le patriarcat implique une relation dissymétrique entre les 2. Autonomie farouche… mais exigeant une forme de maternage dans le cadre d’une transaction économico-sexuelle. Il faut reconnaître que ça n’arrange rien… Il faut donc œuvrer à sauver l’amour (Balavoine) because love is all you need (Les Beatles). Vous trouvez mes références mièvres ? Ben, justement, c’est ça le problème. L’amour, c’est un truc de gonzesses (selon le patriarcat), de femmes soumises (selon un certain féminisme), bref, la maladie d’amour (Serge Lama) est une forme de maladie honteuse qu’on évite d’avouer pour être un mec, un vrai, ou un-e intellectuel-le qu’on prendra au sérieux ou une féministe radicale. Or, l’amour, en fait, c’est un truc génial, enfin, ça devrait l’être. Où est-ce que le projet a merdé, alors ?

Tout d’abord, il y a un paradoxe fondamental que Jane Ward appelle « le paradoxe de la misogynie » : « Les hommes hétérosexuels expriment leur désir pour les femmes au sein d’une culture qui les encourage à mépriser et haïr les femmes » p.22. Jane Ward plaide pour une « hétérosexualité profonde » : si les hommes hétérosexuels aimaient vraiment les femmes, ils seraient avides d’entendre leur voix et de les voir réussir socialement. Or ce n’est pas le cas, au contraire. Laurent Sciamma explique dans son spectacle que quand il parle de féminisme, on le croit gay  : « Comment on en est arrivé là ? Un monde tellement misogyne et homophobe que d’un coup, c’est genre : Attends, tu te soucies des meufs ? Tellement gay !! » En somme, l’hétérosexualité profonde serait une hétérosexualité désolidarisée du patriarcat. L’autre face du paradoxe, c’est que les femmes apprennent à désirer ceux qui les méprisent et les haïssent… ou plus simplement ont appris à érotiser la domination. Au final, « notre organisation sentimentale repose sur la subordination féminine » p.58.  La culture populaire comme classique nous apprend que les hommes peuvent tuer ou maltraiter par amour (de 37°2 le matin à Belle du Seigneur), ont le droit de posséder les femmes (Audi : il a l’argent, il a la voiture, il aura la femme… ou tous les James Bond avec Sean Connery) et si elle dit non, c’est parce qu’elle n’ose pas dire oui ou qu’elle ne réalise pas comment ça va être bien (Indiana Jones featuring Ian Solo).

Vous allez donc me dire : « Not all men » ? En effet. Quand Yann Moix a fait sa sortie remarquée sur le fait que les femmes de 50 ans n’étaient pas désirables, il s’est fait ramasser notamment par Vincent Lindon qui signale adorer les femmes de son âge, justement à cause de la marque du temps. Vincent Lindon (comme Keanu Reeves qui fait sensation parce que son épouse a à peine 10 ans de moins que lui) apparaît alors comme quelqu’un de formidable (ce qui est sûrement vrai, mais sur ce point, il est juste respectueux des femmes), alors que personne ne se demande publiquement si Yann Moix est vraiment désirable pour des filles de 20 ans. Comme le signale Duncombe et Mardsen (1993) via Mona Chollet, même dans une relation hétérosexuelle qui tend au maximum à l’égalité entre hommes et femme, « (la femme) lui sera toujours structurellement subordonnée du fait de son statut de rare exception, tous deux sachant qu’il pourrait trouver mieux en termes patriarcaux » p.76.

On en arrive au chapitre : « Des hommes, des vrais », qui parle d’hommes manipulateurs, de violences conjugales et de féminicides. Face à ces hommes qui procèdent a un travail de sape en reportant tous les torts sur leur compagne (tu m’as poussée dans les bras d’une autre en étant sexuellement pas à la hauteur… Tu me prends la tête avec tes demandes d’attention… Tes amis te prennent pour une folle… c’est elle qui a cherché…), les mouvements féministes hispanophones utilisent le terme « d’enfants sains du patriarcat ». En miroir, il y a aussi les femmes dont la confiance en elle est tellement laminée depuis l’enfance qu’elles sont toujours prêtes à se remettre en question. « Moi aussi j’ai mes défauts », disent-elles, ce qui est évidemment juste, mais pose problème si un seul des deux membres du couple s’interroge à voix haute sur ses défauts… Je précise « à voix haute » parce que je suis assez convaincue que bien des hommes ne doutent pas de leurs défauts, mais préfèreraient mourir plutôt que de les avouer. Dans ce cas, leur meilleure défense est l’attaque.

L’empathie, le dévouement, voire la conviction qu’on ne vaut pas mieux, enseignés aux femmes dès l’enfance n’est pas la cause de la violence faite aux femmes, mais c’est ce qui fait qu’elles restent. Mona Chollet va conclure ce chapitre sur les cas bizarres et ultra dérangeants de ces femmes qui épousent des meurtriers et des violeurs en prison. Elle conclut sur cette étonnante idée : ils incarnent d’une part la virilité patriarcale absolue et d’autre part, ils sont totalement sous contrôle, sexuellement neutralisés, fidèles et dépendants de leurs épouses, puisqu’incarcérés à vie.

Passons maintenant à celles que Mona Chollet appelle : Les gardiennes du temple, c’est-à-dire les femmes conditionnées à accorder une valeur supérieure à l’amour. L’amour mérite sacrifice, abandon (de soi et de ses relations), voire, disparition d’une partie de sa personnalité. Pour reprendre Oscar Wilde : « Être un couple, c’est ne faire qu’un. Oui, mais lequel ? ».

Peut-être qu’à ce moment, Mona Chollet fusionne un peu rapidement deux choses : le conditionnement à l’amour (les femmes sont supposées le rechercher, alors que les hommes devraient le snober) et l’incitation à la mise en coupe (à des fins procréatives). Comme les femmes ont intégré qu’elles ne peuvent exister qu’à travers un couple, elles ont tendance à pratiquer un certain « dumping amoureux » (p.164), c’est-à-dire à abaisser leurs exigences au sein de la relation (leur demande d’écoute, de bienveillance, d’attention, de répartition des tâches, etc.). Sur ce point, je pense que bien des hommes sont aussi amenés à faire du « Dumping » d’une part, parce que la « bonne meuf » qu’il faut chopper pour être un mâle alpha est une pure fabrication et d’autre part parce que la princesse charmante n’existe pas plus que le prince charmant, bien que les histoires nous conditionnent à rechercher cet absolu.

Quoiqu’il en soit, dans les relations hétérosexuelles, la question de la charge mentale qui se  prolonge vers la charge émotionnelle, reste une source de profond déséquilibre. Les femmes prennent en charge de manière démesurée les besoins matériels et affectifs de leur compagnon « de manière zélée et surtout invisible » (p.190). Elles se chargent d’entretenir les liens familiaux et amicaux (Noëls, anniversaires et cartes postales de vacances), elles surveillent la santé de leur compagnon (ce n’est pas pour rien que les hommes en couple vivent plus vieux), réfléchissent à leur confort dans la gestion du quotidien (même quand il n’y a pas d’enfant), lisent des livres de développement personnel et entreprennent une thérapie pour supporter le fait que leur compagnon refuse d’en entreprendre une. « En définitive, on finit par associer féminité au pseudo-relationnel (se passer soi-même sous silence) et la masculinité à la pseudo-indépendance (se prémunir contre tout désir relationnel et toute sensibilité). (p.200). Évidemment, ça ne marche pas. Je veux dire par là que ces modèles ne permettent pas un amour heureux et épanouissant pour les femmes et les hommes et quand ils et elles ne s’y conforment pas, ils et elles se sentent obligés de se justifier (ou ont au moins conscience de ne pas être dans les clous).

Évidemment, tout cela n’est pas très réjouissant et Mona Chollet cherche tout de même des pistes pour se réjouir, en particulier en observant une modification dans les imaginaires culturels : des séries qui viennent renouveler notre imaginaire colonisé par la culture du viol. Où encore la déflagration qu’a causé #metoo en levant un formidable secret de polichinelle : toutes les femmes subissent le harcèlement de rue et dans un nombre écrasant de cas, ont été victimes au minimum d’agression sexuelle. Dans une relation, les hommes ont peur d’être repoussés et les femmes ont peur d’être violées… c’est pas tout à fait la même pression.

La où le livre ne va pas assez loin, à mon avis, c’est au moment de regarder s’il n’y a pas aussi une transformation du couple hétérosexuel en dehors du modèle patriarcal et qui n’est pas non plus le polyamour (après tout, on doit pouvoir penser à une voie médiane !).

Mona Chollet croit en un amour absolu et émancipateur (à ce titre elle cite beaucoup bell hooks) et regarde d’un œil critique les nouvelles formes d’entrée en relation à grand renfort de Judith Duportail et Eva Illouz.

Ces deux autrices (l’une comme journaliste et l’autre comme sociologue) émettent une abondance de doutes (et c’est un euphémisme) sur l’effet qu’ont les applications de rencontre sur nos vies. Leur discours et recherches sont intéressants et compétents, mais sont assez conformes avec des normes patriarcales, certes un peu rajeunies à la lumière du féminisme : le sexe et les sentiments doivent fonctionner ensemble, non pas parce que l’inverse est un péché, mais parce que dans le fond, ça rend les gens malheureux et ça dissout le lien social.

Entendons-nous : chacun fait bien comme il et elle veut, là où il faut faire un peu attention, c’est quand on veut en faire un principe de société. Les applications de rencontres ont, à mon avis, apporté 2 révolutions majeures dont il faut tenir compte quand on réfléchit à l’évolution des rapports hétérosexuels :

1/ parce qu’elles sont à la mode, elles ont décomplexé l’accès à la relation éphémère (voire au coup d’un soir) pour les femmes. Elles l’ont aussi rendue plus sûre : c’est plus facile de filtrer en draguant en ligne qu’en boite.

2/ elles ont mis en évidence un mensonge flagrant : ce ne sont pas les hommes qui honorent les femmes de leur présence en couchant avec elles. Il n’y a pas sur terre beaucoup plus de femmes que d’hommes comme le dit une croyance populaire. Une femme qui couche avec un homme n’a pas de la chance qu’il ait bien voulu d’elle malgré ses imperfections (en particulier physique). Sur les applis, les femmes sont leaders sur un marché extrêmement tendu (ok, j’ai pas résisté).

Certes, à partir de 30 ou 40 ans, on retrouve une dissymétrie assez classique : des femmes qui cherchent à faire un couple et des mecs qui… enfin, faut voir… plus si affinités, mais quand même, c’est un peu dommage de se fermer au marché. Mais c’est tout de même une double révolution : décomplexer le sexe éphémère et montrer aux femmes de tous les âges qu’elles ont un fort potentiel d’attraction sexuelle pour un grand nombre d’hommes, même plus âgés (et pas Yann Moix, mais on s’en fout, on vous a dit que le marché était tendu).

Or, la place laissée dans les médias aux propos de femmes « déçues » de Tinder, qui expriment à quel point l’expérience, d’abord grisante, leur laisse un sentiment de lassitude est tout de même une manière pour le patriarcat de prendre une revanche. À côté de ces témoignages dont je ne doute pas de la sincérité, j’aimerai voir les témoignages de femmes qui ont effectivement réussi un couple hétérosexuel durable via une appli, des jeunes femmes et hommes qui ne comprennent pas pourquoi certains pensent que pour les femmes, ça fait salope et qui s’en foutent, des femmes de tout âge qui ont trouvé ça fun, soit pour un temps, soit pour une longue période, car elles ne souhaitent plus retrouver un couple sans devoir renoncer au sexe… Elles sont dans les statistiques des sociologues… mais pas dans la presse. (j’ai écrit dans Binaire sur cette question).

Quand j’ai été interviewée dans le cadre d’un reportage pour France 2 sur le livre de Julie Duportail, j’ai essayé de dire ça aussi. On a beaucoup essayé de me faire dire autre chose (genre : ces sites, c’est horiiiible, c’est la marchandisation des relations, pour les femmes, c’est trop affreux). Ils ont quand même gardé mon interview, mais j’ai bien vu qu’ils n’avaient pas eu ce pour quoi ils étaient venus. (Note à l’usage des gens qui parlent à la presse : toujours garder en tête ce qu’on veut réellement dire, et résister à ce qu’on veut vous faire dire, même si pour la télé, on fait plusieurs prises…).

A chaque fois que je lis un essai sur un fait de société, je me pose la question de la portée de ce qui est raconté. Ça correspond à combien de personnes ? Et à combien de personnes de quel âge ? Et de quel milieu ? Bref, sur ces dimensions, je reste sur ma faim… Au final, Réinventer l’amour est un livre très agréable, qui se lit sans peine, bien informé comme tous les livres de Mona Chollet.

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