Kro bell hooks : Apprendre à transgresser

bell hooks est né en 1952 et morte en 2021. Elle a grandi dans le sud des États-Unis ségrégationniste. Élève brillante, elle reçoit une bourse pour s’inscrire à Standford et elle choisit les Women’s Studies. Elle découvre qu’elle est la seule étudiante noire issue de famille populaire de sa classe et que si l’oppression patriarcale est mise en accusation, l’oppression raciste et classiste qu’elle subit à l’université n’est pas critiquée. C’est contre cet aveuglement qu’elle écrit à 19 ans : Ain’t I a Woman?: Black Women and Feminism paru finalement en anglais en 1981 et en traduit en français seulement en 2015. On peut rapprocher la méconnaissance de bell hooks (ou plutôt sa découverte tardive) en France de la méconnaissance de Paolo Freire. La France avait Fernand Oury et la pédagogie institutionnelle d’une part, et le mouvement éducatif porté par Célestin et Elise Freinet d’autre part. A cela, il faut ajouter une forme de chauvinisme et une faible connaissance des langues étrangères. A noter par exemple que Judith Bultler n’a été traduite que 15 ans plus tard.

Les écrits de bell hooks, noire américaine féministe commence enfin à nous parvenir : Teachning to transgress est de 1994 et a été traduit en 2021.

La revue GEF (revue en ligne et gratuite que je codirige) a publié un dossier sur bell hooks, si vous souhaitez plus de renseignements à ce sujet.

Pourquoi je n’enseigne pas avec bell hooks ?

bell hooks est reconnue comme étant une des grandes voix de la pédagogie émancipatrice, à côté de Paolo Freire, mais théorisant une pédagogie émancipatrice décoloniale, féministe et antiraciste. Si la pensée de bell hooks est incontestablement stimulante pour les sciences de l’éducation, pour moi, bell hooks n’est pas une pédagogue critique ou disons : pas une praticienne de la pédagogie critique. Quand je la lis, ses textes m’emmènent dans le monde des idées et non dans le monde de la pratique et je me suis beaucoup demandé pourquoi. Des collègues qui figurent dans le dossier de GEF en lien ci-dessus n’ont absolument pas mes préventions, mais ces collègues sont des philosophes. Je me suis dit que cela devait jouer. J’ai donc réfléchi à pourquoi je n’enseignerais pas avec bell hooks. Cette Kro n’est pas réellement une lecture d’Apprendre à transgresser… mais plutôt mon avis sur ce que je ferais… ou ne ferait pas de ces textes.

Qui sont les élèves de bell hooks ?

Majoritairement (voire, totalement ?) ce sont des étudiant-es américain-nes à l’université qui ont choisi d’être là. Et à mesure de sa carrière et sa notoriété progresse, ces étudiant-es sont de plus en plus sélectionné-es et ont de plus en plus envie d’être là. Quand on lit les propos qu’elle rapporte de ses cours, par exemple : Gary Dauphin dans « Une pédagogie engagée » (voir aussi l’article de Vanina Mozziconacci), mais aussi les propos rapportés de ses étudiantes, on peut mesurer l’écart qui existe entre ses étudiant-es et les miens : en termes d’engagement politique, de conscience des rapports sociaux et aussi de culture militante.

Les étudiant-es de Yale sont très différents des étudiant-es futur-es enseignant-es de l’université de Genève. Peut-être pas tant en termes de classe sociale, mais en termes de niveau, d’envie et de perspectives.

Les étudiant-es de bell hooks ne lui demandent pas comment enseigner demain en 5P, en accord avec le Plan d’études romand. Leurs problèmes sont d’ordre personnel : manque d’argent, discriminations, conflits, ce sont des problèmes de grandes tailles, interpellant différents niveaux de rapports sociaux, convoquant de grands combats de société. Comparées à ces problèmes, les difficultés de mes futur-es enseignant-es semblent triviales : vais-je faire un cadeau de fête des Mères dans un contexte de famille recomposée ? Comment faire tourner la prise de parole chez mes élèves pendant que je fais un cours sur la proportionnalité (et pas un débat philo) ? Bien sûr, les questions d’arrière-plan sont des interrogations sociologiques très importantes, mais elles s’actualisent dans des problèmes triviaux qu’il faut aussi que je prenne le temps d’adresser en cours directement, et pas uniquement en théorisant sur les rapports sociaux.

Qu’enseigne bell hooks ?
L’exemple du débat philo n’est pas prise au hasard. bell hooks enseigne la littérature au sein des women’s studies et tente d’y faire reconnaître la littérature des femmes noires américaines. « Enseigner dans un monde multiculturel » est probablement le texte qui nous donne le plus d’information sur ses pratiques éducatives. Même si elle se défend de ne faire cours qu’en petit groupe, elle annonce des effectifs parfois de 40 à 60 étudiant-es, voire plus de 100, on sent bien dans cette phrase que 40 représente plutôt une borne haute. Ce qui explique qu’elle peut donner dans ses cours la parole à chacun individuellement en demandant aux autres une écoute. 100 étudiant-es, c’est une conférence et je doute qu’on puisse y pratiquer la pédagogie émancipatrice, plutôt en énoncer les principes.

bell hooks propose à ses étudiant-es de lire des autrices noires d’une part et fait écrire à ses étudiant-es des textes personnels (un journal) que les étudiant-es se lisent mutuellement. C’est un exercice approprié en littérature : rendre visible les groupes dominés, donner un pouvoir sur le savoir, répartir la prise de parole (je me permets là de citer mon outil pratique : la Toile de l’égalité qui me sert de guide pour mes formations d’enseignant-es).

Je mesure le paradoxe que je vous énonce : elle exerce un enseignement culturellement dominant : la littérature à Yale. Certes, la littérature n’a certainement pas le pourvoir du droit ou de la finance à Yale. Et, au sein de la littérature, les women’s studies sont marginalisées, et a fortiori les balck women’s studies, mais la littérature reste un champ de savoir dominant, car faisant partie de la culture dite générale. Ce qui n’est pas le cas de l’éducation ni de la sociologie.

Puisqu’il s’agit de la culture dite générale, il est important de s’en saisir en tant femme noire universitaire, mais il faut garder à l’esprit que là encore, elle enseigne avec de grands objets : des objets dignes de prix nobel (elle fait sa thèse sur Toni Morisson, certes 10 avant que celle-ci ne reçoive le Nobel), de reconnaissance intellectuelle, qualifiée d’objet artistique. Moi, j’enseigne à des enseignant-es qui demain vont apprendre à des élèves à colorier sans dépasser. J’enseigne les sciences de l’éducation, ce qui est une discipline dominée parmi les disciplines dominées !

En outre, les étudiant-es de bell hooks ne lui demandent pas ce qu’iels vont faire demain en classe avec leurs élèves. Voire, si je compare avec ce que font les enseignant-es en France, ne lui demande pas comment être prêt-es pour le concours de professeur-es des écoles. Iels ont le temps de la réflexion, de la maturation. Iels peuvent entrer dans un processus de conscientisation, c’est-à-dire à la fois du côté de leur prise de conscience et ensuite dans une démarche de changement social.

Que faire quand on a 3 heures ? 10 heures ? est-ce illusoire de prétendre faire de la pédagogie émancipatrice en 3h ou 10h heures ? en 3 h, certainement, mais en 10h, je dirais que je fais avec ce que j’ai.

Finalement, qui est bell hooks ?
Elle le dit elle-même dans l’introduction de Teaching to transgress. Quand elle a appris qu’elle avait un poste stable à l’université, elle a été angoissée avant d’être heureuse. On l’avait destiné à être institutrice, ce qu’elle ne voulait pas devenir. Elle voulait d’un destin plus grand, être autrice et non enseignante. « Enseigner » était le travail pas si important qu’on fait pour vivre et « autrice » est le travail important. On retrouve la hiérarchie des disciplines.

Je me suis demandé comment internet classait bell hooks : intellectuelle, philosophe, autrice, professeure de littérature, militante. Elle est incontestablement tout cela. Mais ce n’est pas une pédagogue. Ce qu’elle enseigne, la manière dont elle enseigne, si cela marche ? Si sa pensée a transformé un bout du monde, c’est davantage par ses écrits que par ses pratiques. J’imagine enseigner la pensée de bell hooks dans le cadre d’un Master orienté recherche, mais elle a une pratique banale, du moins quand on se situe dans le champ de la pédagogie émancipatrice.

À l’instar de mes étudiant-es je me demande : qu’est-ce que je leur enseigne demain en formation initiale d’enseignant-. Ce serait irréaliste de penser que je peux changer radicalement leur posture, cheminer avec eux vers leur émancipation en 10 heures dans une formation au programme relativement contraint. Je considère que je travaille à rebours. J’enseigne des pratiques et j’espère qu’elles provoqueront une conscientisation.

Elle a aussi des prises de position que l’on peut discuter : elle ne cherche pas à maintenir un espace bienveillant dans la salle de classe. On peut s’engueuler apparemment, dans les classes de bell hooks ! Elle revendique l’intérêt du conflit (pour peu qu’il reste respectueux). Elle revendique même une certaine violence dans les termes comme inhérente à une culture afro-américaine. Trop policer ses propos, c’est finalement parler une langue étrangère, comme elle le dit ailleurs : « parler la langue de l’oppresseur ». Et pourtant, est-ce que la salle de classe ne pourrait pas être un espace bienveillant pour apprendre, laissant les luttes à d’autres territoires ? Est-ce qu’une langue populaire est nécessairement une langue conflictuelle ?

Pour moi, bell hooks est effectivement une penseuse stimulante. Je lis ses textes sur l’éducation comme je lirais des essais sur l’éducation. Mais au bout de quelques textes, j’ai l’impression qu’elle prêche un état d’esprit, une posture, avec une radicalité qui laisse peu de marge de manœuvre aux accommodements raisonnables. Finalement, je trouve son écriture écrasante, elle semble dire : soyez radicale ou soyez perdu-es pour la cause. Prenons par exemple ses propos sur Beyoncé : elle estime qu’elle est une esclave de la société capitaliste et une terroriste du féministe (je cite). Pourtant, quand une femme noire avec autant de pouvoir (certes obtenu dans une logique capitaliste) rassemble des millions de jeunes devant des scènes sur lesquelles il est écrit en lettres énormes « Feminist », est-ce exclusivement délétère et destructeur du féminisme ?

Paolo Freire est un pédagogue. Il se colle au problème de l’émancipation, et pas seulement à Yale, pas seulement dans des cours en face-à-face, mais aussi de manière transférable, d’une manière qui puisse s’incorporer dans une politique publique. C’est pour cela que je lis bell hooks et que je reste sur ma faim. C’est intéressant, mais est-ce que ça marche ? j’en fais quoi, dans ma classe ? Est-ce que me nourrir du savoir de bell hooks fera de moins une meilleure enseignant-e d’uni ? Certainement en partie. Mais je ne compterai pas uniquement là-dessus. En revanche, je peux enseigner avec Paolo Freire.

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