Kro active

Ces jours-ci, vautrée au fond de mon lit, j’ai lu : L’énigme de la femme active.
Pour aller à l’encontre du vrai décalage entre le titre et ce que je semblais faire, j’en ai fait une grosse Kro :

Pascale Molinier (2003) L’énigme de la femme active chez Payot

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Au travail comme à la maison, on attend des femmes qu’elles soient à l’écoute, disponibles, attentives au besoin des autres, comme si ça allait de soi… comme si les femmes étaient naturellement compatissantes. Mais à force de considérer comme naturel ce qui ne l’est pas, on obtient des situations dramatiques : des femmes qui se surmènent, qui s’étonnent de ne pas pouvoir tout concilier, qui culpabilisent… et parfois qui craquent, qui deviennent violentes, maltraitantes ou juste indifférentes.

Pascale Molinier est psychologue du travail. Le titre de son livre donne à mon avis une fausse idée de son contenue. Son sous-titre est peut-être plus parlant : Egoïsme, sexe et compassion. Les héroïnes de ce livre, qu’on retrouve au long des pages, ce sont les infirmières, incarnation de la compassion féminine, tellement exemplaire qu’on en vient à se demander si toutes les femmes ne sont pas des infirmières…

Mais ce livre ne parle pas que de l’identité des femmes. Il analyse aussi l’identité des hommes, en particulier à travers les travaux de Christophe Dejours (à partir desquels le film qui sort en ce moment : « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés » est tiré).

D’un côté, nous avons l’identité féminine, qui se transforme. Il y a l’image de la féminité active, celle que les femmes tentent de promouvoir, à laquelle s’oppose la féminité traditionnelle, cantonnée à la maternité et au foyer. Les deux images sont en concurrence et l’image de la femme active se porte bien, même si elle est malmenée et difficile à tenir… C’est la femme qui réussit qui a le vent en poupe.

De l’autre côté, nous avons l’identité masculine, qui n’a pas bougé. Rien n’est réellement venu remplacer l’image traditionnelle de l’homme autoritaire, dur au mal et sexuellement puissant. Certes, nous avons eu la vague (brève) des nouveaux pères, de l’homme romantique, de l’homme qui laisse parler sa féminité… Cette masculinité-là est encore largement à défendre et elle n’a pas fait bouger l’archétype du masculin. Et alors qu’elle n’a pas encore émergée, les défenseurs du vrai mâle macho sortent du bois, accusant les femmes de les avoir castrés, de les avoir transformés en serpillière… à une époque où les tâches ménagères sont toujours aussi peu partagées !

Les identités féminines et masculines sont une co-construction. Les rapports sociaux de sexe, comme leur nom l’indiquent, impliquent des confrontations. La soi-disant crise de l’identité masculine, c’est de croire que ce masculin virile, qui n’a jamais été pensé (car supposé être la norme) peut rester la norme inchangée devant une féminité qui refuse d’être asservie.

Et pourtant, c’est difficile d’être un homme, parait-il. Alors qu’il est supposé être si simple d’être une femme… « Sois un homme, mon fils ! » dira-t-on. Etre un homme, c’est une lutte, c’est s’arracher au monde des femmes, à sa mère, sa nourrice, se détacher de son institutrice pour migrer dans le monde des hommes. Ce n’est pas l’effet d’une volonté d’indépendance et d’autonomie propre au petit garçon qui grandit… c’est l’injonction éventuellement violente du groupe des plus grands qui vont se charger de l’initiation des plus jeunes, par des bagarres, des brimades s’il le faut… du bizuthage… En ridiculisant « les bébés à leur maman », toujours fourrés dans les jupes de mère, on inculque par la peur les attitudes viriles : se tenir loin du monde des femmes, ne rien éprouver, ne rien sentir, surtout ne pas plaindre les faibles, au contraire : la meilleure manière d’être fort est de trouver des individus faibles ou posés comme tel et de les dominer.
Coupés de la souffrance des autres, les hommes peuvent construire, créer, se réaliser. Ils transcendent leur propre souffrance, la refoulent, l’oublient et peuvent se recentrer sur eux-mêmes pour mieux se réaliser par leur travail. Les hommes ont largement intérêt à maintenir ce clivage entre eux et la nature généreuse des femmes qui leur sert d’étayage.

Et les femmes ? « Sois une femme, ma fille ! » voilà des propos qu’on ne peut pas entendre. Une femme ne devient pas femme, elle est sa nature, son sexe, dès sa naissance. Elle reste dans le lien avec les autres : elle est toujours dans les jupes de sa mère car après tout, la petite fille, c’est déjà une mère. A elles le registre de la compassion, de l’écoute et de la compréhension.
Certaines femmes dominantes peuvent d’ailleurs en jouer, sciemment ou non, pour prétendre que la femme est l’avenir de l’homme : elles vont entonner le discours différencialiste valorisant : les femmes ont une autre façon de diriger, une autre façon de faire de la politique… puisque la gestion des hommes va mal, la gestion des femmes fera le bien. C’est la fameuse intelligence du cœur, le moi relationnel des femmes, etc. Ce n’est qu’une forme de naturalisme sophistiquée. Stratégiquement, c’est plus facilement défendable que l’idée de justice (si évidente mais toujours si compliquée). Au lieu d’admettre que les femmes ont une place parce qu’elles sont des êtres humains, on leur laisse une place parce qu’elles vont faire mieux que les hommes (si jamais elles font pareil, on les renverra chez elles, bien entendu).

L’ironie est que les femmes qui entonnent le couplet de l’intelligence du moi pour faire carrière se feront en général une place dans un monde masculine avec des stratégies totalement alignées sur des valeurs viriles, avançant derrière le rideau de fumée de la spécificité féminine.

Revenons maintenant au travail des femmes… Le travail féminin, celui qui est considéré comme étant du ressort spécifique des femmes est invisible quand il est bien fait. On remarque le travail d’une femme de ménage quand il reste de la poussière ; on se plaint du travail fourni par les assistantes maternelles quand son bébé a de l’érythème fessier. Les infirmières de bloc opératoire sont parfaites quand elles devancent les demandes du chirurgien en passant le bon outil avant même qu’il ne l’ait demandé.

La compassion, la compréhension et l’écoute étant supposée naturelle, donnée d’avance, on imagine qu’elle ne demande aucun effort, c’est comme respirer, comme manger, c’est être une femme, tout simplement. Pourtant, comment peut-on être compatissante pour les 35 vieillards séniles dont on fera la toilette à la chaine ? Comment continuer à aimer les bébés, quand on est auxiliaire puéricultrice sans évolution de carrière possible, à s’occuper de bébés qui ne grandissent jamais, qui ont une exigence continue mais qui ne procurent aucune reconnaissance, ni de la part des bébés qui partent trop vite, ni de la part des parents, ni de la part de la hiérarchie ? Comment continuer ce travail et s’y réalisé puisqu’il est supposé sans valeur, puisqu’il ne demande aucun savoir-faire, puisque s’occuper des corps des autres, aimer les bébés et les malades, c’est naturel pour une femme ?

Comment tenir le choc quand on assume deux positions : être par exemple la surveillante mais être toujours infirmière ? Les surveillantes, débordées, qui doivent à la fois organiser le service, mais continuer à faire le boulot d’infirmières car on manque de place, de personnel, de tout, se retrouvent étouffées par le contexte du travail : personne ne les a poussées à prendre ces responsabilités, elles les ont choisies, elles assument… Mais puisque la compassion n’est pas un travail, elles ne comprennent pas pourquoi elles ne s’en sortent pas, pourquoi elles sont épuisées… elles quittent le service trop tard, appellent dès qu’elles arrivent chez elles car elles culpabilisent de laisser le service débordé… mais elles culpabilisent de délaisser leur famille pour les enfants des autres… elles culpabilisent aussi parce qu’on leur dit qu’elles ne savent pas déléguées, qu’elles ne savent pas prendre du temps pour elles, qu’elles ne savent pas organiser… On les piétine, on les pousse à bout… et elles demandent pardon pour leur incompétence… si on leur a confié une tâche, c’est que la tâche est faisable. Comment faire preuve de compassion sur commande avec les malades et soudain devenir un monstre de cynisme en claquant la porte du service une fois les horaires faits ? Comment retrouver les ressorts de la compassion chez soi alors qu’on a tout brûlé au travail ? La compassion serait-elle branchée sur un interrupteur ?

Le moyen utilisé par les infirmières afin d’éviter le débordement compassionnel, le burn-out, c’est la dérision et l’auto-dérision, la mise à distance, l’humour et si possible, le soutien du collectif des autres femmes. Et si possible, un apprentissage de l’égoïsme. Il faut savoir / pouvoir alterner la compassion et le souci de soi. Cette alternance sauvera les femmes du burn-out et devra être partagé par les hommes. Pour eux, l’alternance qui implique, avec le souci de l’autre, un renoncement partiel à ses intérêts propre est un mouvement éthique. Pour atteindre cette alternance, il faut que les femmes rompent avec leur conciliation aliénante et assument leur égoïsme. Il faut aussi que les hommes désirent la liberté des femmes et voit un sens à étayer leur liberté.

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