L’enfant et la peur d’apprendre (II)

L’enfant et la peur d’apprendre, Serge Boimare, 2e partie

Bored at school..
Mise en ligne par tascha_

Il y a en gros 2 types d’enfants non lecteurs :

– Ceux qui se polarisent sur un petit fragment d’écrit et n’en décollent pas, butant sur les syllabes, comme s’ils parcouraient un chemin escarpé sans jamais regarder plus loin que le bout de leurs chaussures. Les signes qu’ils déchiffrent n’arrivent jamais à prendre sens.
– Ceux qui arrivent à voir un peu plus loin, ils lisent les mots en les juxtaposant. Le texte ne prend pas de sens, même s’ils savent le décrypter.

Boimare fait l’hypothèse que si ces enfants ne parviennent pas à décoller du décryptage c’est parce qu’ils n’arrivent pas à avoir des images mentales de ce qu’ils lisent.

Deux sources de défaillances :

Instrumental :

  • instabilité psychomotrice
  • déficit des repères identitaires
  • pauvreté des stratégies cognitives

Conséquence : quand la réponse à la question posée ne peut être immédiate, c’est l’esquive, soit par des recettes magiques, des répétitions stériles ou une fuite

Comportemental :

  • seuil de tolérance à la frustration insuffisant pour supporter la remise en cause dans l’apprentissage
  • Difficulté à trouver la bonne distance relationnelle avec l’enseignant
  • Désir de savoir qui ne peut s’investir dans l’école car collé aux préoccupations personnelles

A l’origine : une défaillance éducative précoce, dans les premières années de la vie :

  • Un cadre de vie insécurisant, désorganisé et dispersé
  • L’incapacité de certains parents a imposé l’épreuve de la frustration

Colorful pencils

Mise en ligne par csourav

Le manque de contrainte extérieur réveille le désordre intérieur. Ça ne veut pas dire qu’il faut faire de l’autoritarisme. Mais les élèves attendent du prof qu’il établisse une loi, dicte des règles, pour ne pas avoir à se confronter à leur angoisse ingérable. La créativité, la libre expression, l’autogestion peuvent apporter le plaisir aux enfants équilibrés, elles réveillent le manque chez les autres.

Les thèmes les plus neutres, les livres qui mettent en avant la technique de lecture plutôt que l’histoire sont ceux qui réveillent le plus les projections chaotiques. Pour aller de la forme des lettres aux mots, il faut passer par son monde intérieur qui va permettre l’opération de symbolisation et certains le redoutent. Au lieu de mettre à l’écart le débordement pulsionnel, il faut traiter avec ces soubassements dans les textes mêmes. Il est rare que les livres de lectures classiques parlent de dévoration, d’incestes, de tortures ou d’émasculation. Et pourtant, voilà les images archaïques ou violentes qui permettront la remédiation, mais pas n’importe comment, elles devront être figurées dans une métaphore qui les atténuera, comme dans les contes ou les mythes.

Un exemple :

Nous sommes en présence d’enfants de 10 ou 12 ans, incapables de lire. Ils se sont emparés de 4 mots incompréhensibles : « Méné, Méné, Tekel Oufarsin » pour décoller pour la première fois du déchiffrage et passer aux images.

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« Le festin de Balthazar » par Rembrandt

Ces mots viennent d’une histoire de la Bible : Baltazar, le roi de Babylone, décide de faire une orgie avec la vaisselle sacré que son père, Nabuchodonosor a pris dans le pillage du temple du Jérusalem. Alors qu’il s’enivre dans cette vaisselle en or avec ses grands, femmes et concubines, une main sanglante vient écrire ces mots sur le mur. Aucun des spectateurs n’est capable d’en comprendre le sens, mais on sent bien l’avertissement divin. D’ailleurs, les enfants ne s’y trompent pas. Le roi propose une récompense exorbitante à qui saura traduire et voilà un jeune juif, Daniel, qui refuse tous les présents et qui décrypte : « compté, compté, pesé et division ». Evidement, la traduction ne suffit pas. Il faut que Daniel explique au roi le sens de la phrase. Méné : Dieu a compté des jours de ta royauté et en a décidé la fin. Tekel : tu as été pesé dans la balance divine et jugé trop léger. Oufarsin : ton royaume n’appartiendra plus à ta famille et sera divisé.

La nuit même, Balthazar le Chaldéen fut mis a mort et Darius le Mède reçut la royauté.

Sans que Boimare ne l’ai prévu, les enfants se sont saisis de ces mots, y compris ceux qui ne connaissait pas toutes les lettres de l’alphabet ou qui ne savaient pas écrire leur nom. Ils les ont recopiés et appris très rapidement. Ils les ont utilisés comme une formule magique, comme parole de défit dans la cour, ou pour ouvrir une activité, scolaire ou non.

Si les enfants se sont emparés de ces mots, ce n’était pas parce qu’ils étaient faciles à écrire : d’ailleurs, dans les différentes versions de la bible, on trouvait oufarsin avec f ou ph et les enfants ont discuté de quelle orthographe retenir avant d’accepter les 2. Ce n’est pas non plus parce que le est sens évident et utilisable dans leur quotidien (méthode souvent préconisé pour augmenter l’attrait pour l’écrit).

En fait, Balthazar a beaucoup être à des milliers de km et d’années, il a connu devant ces lettres les mêmes angoisses que les enfants devant des mots auxquels ils ne pouvaient donner de sens. Il y a beaucoup de point commun entre une classe d’enfant et le palais de Babylone : l’excitation, l’avidité, les sentiments de toute puissance et de triomphe, l’envie, le mépris de la règle sont bien présent dans les 2 lieux et sont utilisés pour refuser la loi, pour tenir éloigner le doute et l’interrogation. « Méné méné tekel oufarsin », pour avoir su parler des crainte de l’apprentissage, a permis qu’il soit possible de les côtoyer sans provoquer l’explosion ou la sidération qui permettent de s’en défendre.

Bien sûr, Boimare signale qu’il aura fallu d’autres rencontre de ce genre pour prolonger la lecture, ce n’est pas aussi magique qu’à Babylone. Mais ça marche mieux que les textes plein de syllabes à répétition, insipides, pauvres en vocabulaire, comme les poules qui picorent du pain dur.

à suivre…

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