Didier Eribon, Réflexions sur la question gay
Si vous suivez bien, je vous ai déjà parlé d’Eribon, avec Retour à Reims. J’avais vraiment beaucoup aimé et je m’étais dit qu’il était grand temps de lire Réflexions sur la question gay, que je ne connaissais finalement qu’à travers les écrits de mes collègues.
Réflexions sur la question gay a été écrit en 1999. Pourtant, et surtout depuis les récents ravages de la Manif pour tous, il est bien d’actualité. Certes, depuis, le mariage entre personnes de même sexe est légal. Mais cette différence (symboliquement et juridiquement importante, mais pour l’instant minime en terme d’évolution des représentations) ne change en rien l’actualité des analyses.
Ce livre est composé de 3 parties, 1. Un monde d’injure, 2. Les spectres de Wilde, 3. Les hétérotopies de Michel Foucault.
Les parties 2 et 3 m’intéressent bien moins. N’étant ni philosophe, ni particulièrement intéressée par la littérature gay et ses traditions (ou par la littérature en général, je manque de référence), ces deux chapitres ne me parle pas.
Peu importe, le premier chapitre est extrêmement intéressant, non seulement pour comprendre les représentations des sexualités (puisque l’hétérosexualité, défini comme la norme, a besoin de construire l’homosexualité comme déviante, pour s’affirmer comme « normale »), mais aussi pour comprendre comment fonctionne les stigmates « invisibles ». Etre gay ou lesbienne, avoir une sexualité active pour une femme, être intersexe mais aussi dans une certaine mesure, être juif, sont des stigmates invisibles. Vous pouvez vous dissimuler, vous pouvez faire semblant d’être « normal-e » toute en sachant le risque encouru si vous êtes découvert. Vous pouvez souffrir de l’injure bien qu’elle ne vous ai jamais visé.
C’est ainsi que le livre s’ouvre par cette phrase : « Au commencement il y a l’injure » et bien sûr, on pense à cette première phrase de l’évangile : « Au commencement était le Verbe », parole performative par excellence puisque tout est créé par le verbe. De même, l’injure préexiste aux individus et participe à leur constitution. Le jeune gay connait les insultes homophobes avant même de savoir qu’il est gay. Et en se découvrant gay, il découvre en même temps ce qu’être gay signifie dans sa société et comment il est considéré : « L’injure me dit ce que je suis dans la mesure même où elle me fait être ce que je suis ». Bien sûr, l’injure pré-existe également à celui qui la profère : l’homophobie s’apprend également quand on est un jeune hétéro, se demandant alors soudain si on ne risque pas d’encourir l’infamie à cause d’un comportement jugé ambiguë.
A travers la question de l’injure, Eribon décrit les cheminements des jeunes gays vers la ville, la découverte des lieux de socialisation gay, l’amitié avec ses ex amants ou les amis de ses amants, et la manière visible et invisible de vivre. Car ces supposés « ghettos » homosexuels des villes ne sont que des lieux de passage, de visibilité momentanée pour des personnes qui vivent tout le reste de leur vie hors de ces lieux de liberté, c’est à dire dans le monde hétérosexuel. Ils y affirment ou non leur préférence sexuelle, toujours au risque de l’injure et sans jamais avoir le droit à l’indifférence, c’est à dire sans que leur sexualité ne puisse jamais être anodine, « normale ». Car dire ou ne pas dire qu’on est gay met à la merci du monde hétéro : « L’hétérosexuel a toujours un privilège sur l’homosexuel. Il a toujours un point de vue sur ce que devrait faire ou ne pas faire, être ou ne pas être, dire ou ne pas dire les homosexuels. […] il tient entre ses mains les conditions de production, de circulation et d’interprétation de ce que l’on peut dire de tel gay en particulier et des gays en général, mais aussi les conditions de réinterprétation et de resignification de tout ce que les gays et les lesbiennes peuvent dire d’eux-mêmes et qui est toujours susceptible d’être annulé, dévalué, ridiculisé ou simplement expliqué et réduit à l’état d’objet par les catégories du discours dominant ». Suspecté d’être gay, il est incité à « avouer » telle une faute, sa sexualité sur son lieu de travail. Gay assumé, on lui reproche son manque de discrétion, son prosélytisme (!), son affichage. A cela, il faut ajouter la fausse indifférence: ne supportant pas ce que tu es, je fais comme si je ne le savais pas et nie qui tu es en te considérant hétéro.
Bref, je ne vous donne là qu’un bref (et subjectif) aperçu de ce livre, qui analyse extrêmement bien le fonctionnement des injures, personnelles comme collectives (les représentations homophobes, les discours hétéronormatifs…) quand elles s’appuient sur les normes sexuelles, et en conséquence, la manière dont on se construit, face à ces injures, des stratégies pour se réinventer face aux tentatives d’assujettissement.