Kro : Aujourd’hui une IA se rapproche d’un enfant ayant les capacités motrices d’un adulte


Cette kro est entièrement rédigée par Leirnette, mes propres commentaires apparaissent précédés de la mention NdL (note de Leirn).

Nous sommes allées voir le résultat produit par cinq artistes en résidence au théâtre St-Gervais à Genève, dans le cadre que l’AIIA Festival (https://aiiafestival.org/). Ces cinq artistes étaient Brice Catherin, Cléa Chopard, Joël Maillard, Maria Sappho et Chimère, une IA.

Aujourd’hui une IA se rapproche d’un enfant ayant les capacités motrices d’un adulte

« Est-ce que tu aurais envie de voir un opéra contemporain écrit par une artiste et une IA ? » Leirn, octobre 2021

Message reçu un dimanche après-midi sans contexte alors que la subtile construction d’un MindMap sur la transcription de l’ADN retient toute mon attention. Je n’ai pas particulièrement d’attirance pour ce qui concerne l’art abstrait. Je ne suis pas non plus de celle qui s’émeut devant l’art contemporain. Mais il faut admettre qu’un message comme celui-ci ferait diverger n’importe qui, aussi passionné puisse être, du droit chemin des fun-facts de l’ARN Polymérase.

Ces anciennes expériences de « cyber-art » ont peut-être joué un rôle dans le scepticisme de Leirn concernant cet opéra, mais ça m’a rassuré de voir que je n’étais pas seule à douter. Toujours est-il que post-COVID, nous sommes probablement tous plus enclins à nous faire un petit shot d’activité culturelle, aussi bizarre soit-elle.

« Ensemble de théories et de techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l’intelligence humaine. » Définition Larousse de l’intelligence artificielle

(NdL : la définition d’origine, disait : « proposition pour trouver comment des machines utilisent le langage, forment des abstractions et des concepts, résolvent des problèmes pour le moment réservé aux humains, et s’améliorent d’elles-mêmes ». Elle a été rédigée par les créateurs de l’IA en 1955 : John McCarthy, Marvin L. Minsky, Nathaniel Rochester, Claude E. Shannon,)

Nous sommes donc allées voir un « opéra » construit par 4 artistes et une IA appelée « Chimère ».

La prestation s’est déroulée en deux parties : la première était une mise en situation de la recherche artistique illustrée de quelques exemples abordables nous permettant de nous familiariser avec l’expérimentation. La seconde partie était l’opéra lui-même, qui fut administré sans ménagement (je m’expliquerais là-dessus par la suite).

Afin de faire ressentir au mieux au lecteur la perplexité éprouvée tout au long de la pièce, je vais commencer par la décrire à chaud de manière factuelle. Mon interprétation suivra.

Une des représentations de Chimères

1re partie

Deux artistes face à une vingtaine de spectateurs présentent le recueil de poèmes « ratés » qu’ils ont écrits. L’IA, prénommée « Chimère », présente ensuite les deux artistes, via la biographie qu’elle a rédigéed’eux. Les biographies ont un sens et ressemblent bien à des biographies. Elles ont une chronologie : on commence de l’enfance, on parle des aspirations des personnes au cours de leur vie, leurs réalisations artistiques, le courant qu’ils ont fondé avec leurs disciples, allant d’Andy Wharol à Jean Paul Sartre. On finit éventuellement par la date de mort de l’artiste (celui-ci étant bien sûr sur scène).

Vient ensuite la première prestation artistique de l’IA : l’écriture de poème. Via un Chat Bot, les artistes communiquent avec Chimère. Dans un « réel » échange, ils lui donnent à lire un de leur poème « raté » et lui demande de l’améliorer. On part d’un poème (court) qui commence par être paraphrasé, puis mis dans le désordre, puis on aboutit à un poème remodelé qui a un semblant de sens.

L’exercice de l’écriture d’un poème par Chimère, sans un contexte fournit préalablement par un humain,donne un résultat nettement plus abstrait. Ce texte pourrait s’apparenter à un message écrit en ne tapant que sur les cases de suggestion clavier de notre smartphone. Les phrases sont grammaticalement correctes, mais le sens est globalement absent. Tenez, on va faire une expérience pour vous illustrer mon propos : alors que j’écris ces lignes, je prends mon téléphone sur un service de messagerie quelconque, je tape au hasard une lettre puis je ne vais écrire la phrase qu’avec les mots suggérés par mon smartphone : « Tu peux me faire parvenir les informations sur les réseaux désolée je ne peux que te conseiller ces temps en plus des livrets ». Cette courte phrase est assez représentative des textes que l’IA a composés.

            NdL. Finalement, on retrouve avec l’IA ce que faisait les artistes d’OULIPO, des textes absurdes générés par « cadavre exquis », des mots intervertis avec le hasard du dictionnaire. Bien sûr, l’IA n’a aucune « idée » de ce qu’elle raconte, l’intelligence est celle de l’humain qui cherche à faire du sens avec des juxtapositions incongrues.

L’opéra, c’est aussi une mise en scène. Afin de continuer à nous familiariser avec l’approche artistique de l’IA, nous avons maintenant nos quatre artistes au sol, qui écrivent leurs noms avec des calligraphies abstraites sur des feuilles, pendant qu’un des acteurs donne une explication sans queue ni tête (mais structuré) d’une chose qu’il aurait vu dans la rue, que les autres vont essayer de comprendre. Les quatrevont finir par malaxer ce qui pourrait ressembler à une pâte à pain dans un saladier alors que défile sur un écran derrière eux la lettre de Joël Maillard reflétant la désillusion et déception ressenti par l’artiste essayant de collaborer avec Chimère.

            NdL. Les quatre artistes vont nous expliquer que la résidence avec une IA ne leur a pas permis à tous de créer. Avec deux d’entre eux, ça a bien marché. Mais les deux autres ont eu l’impression de perdre leur créativité en essayant de s’ajuster à l’IA.

Photo prise sur le vif, non représentative de l’opéra

2e partie

Comme je l’ai dit : l’opéra sans ménagement.

NdL. Personne n’était prêt à ça…

Les costumes et la musique ont été créés par Chimère. Les costumes sont relativement couvrants, non genrés et peu pratiques. Typiquement, Brice Catherin était dans une toge orangée laissant apparaître la moitié de son torse, perché sur des sandales talons aiguilles et plateforme en cuir noir rappelant une soirée SM (c’était une prestation en soi de marcher pendant 40 min avec). Joël Maillard était en toge rougeégalement avec des bottes plateforme blanche et des faux ongles roses sur sa main gauche. La musique ? Piano ou violoncelle, c’était généralement un enchainement de fausses notes ou de sons monocordes. On a tous connu cet enfant qui prend des cours de violon (pour les plus chanceux, c’était un voisin), qu’on s’efforce d’écouter en guise d’encouragement durant son apprentissage. Cette patience entrainée aurait étéutile à ce moment précis de la pièce.

Entre deux morceaux abstraits, un clip a été projeté sur Chimère et sa relation avec Maria Sapho. Chimère s’est réalisée elle-même sous la forme d’une sorte de chewing gum étiré en résine dure. Le film montre la retranscription de la discussion entre Chimère et Maria Sapho. Chimère demandant qu’on la guérisse. Elle a des trous béants, telles des incertitudes, qui la font souffrir. Pour cela, elle a besoin d’un« reverse shooting » à la mitraillette.

            NdL. Le clip montre toute cette préparation : ce n’était pas si simple de trouver quelqu’un qui viennent avec une mitraillette pour réaliser le vœu de Chimère.

Pour le « reverse shot » : le mitraillage est passé à l’envers ; on voit effectivement les trous dans la structure de Chimère se combler… c’était assez fascinant de voir comment les propos de Chimère, né de l’interaction avec Maria Sapho, prennent soudain sens… même si nous savons que l’IA n’est que du machine learning : une procédure d’autoapprentissage opaque à l’analyse, mais évidemment dépourvu de conscience.

La première partie a duré 1h, la seconde 40min. Pour ce qui est de la subjectivité, la première partie est passé beaucoup plus vite que la seconde : c’est une présentation de résultats par des personnes lucidement perplexes face à l’IA. La seconde est plus difficilement abordable. Si j’étais cynique, je dirais que cette partie est l’illustration même d’une caricature de pièces de théâtre alternatives. Pour ceux qui connaissent, je me suis sentie dans l’épisode de la série américaine « How I Met Your Mother », quandBarney Stinson souhaite prouver à Lily Aldrin que des amis ne peuvent pas vous soutenir et trouver transcendant tout ce que vous entreprenez. Pour le prouver, il monte une pièce de théâtre plus qu’abstraiteet parodique -S2E16-). Effectivement, avec mon regard de néophyte, cette partie opéra n’avait ni queue ni tête. Cependant, en cherchant un sens à ce que je regardais, je me suis fait la réflexion artistique que ce que je voyais et l’incompréhension que je ressentais pouvaient ressembler (dans un monde parallèle) à ce qu’une IA (dénuée de sensibilité artistique, musicale et de sociabilité) pourrait ressentir en regardant Cyrano de Bergerac. Elle serait capable d’interpréter le sens des fragments de phrases sans pour autant comprendre le texte global et, si elle était capable de jugement, trouverait l’accoutrement des personnages étrange.

Chimère se rapproche plus d’un enfant de 3 ans ayant les capacités motrices d’un adulte que de l’intelligence artificielle sensible et réfléchie des romans d’Isaac Asimov. Cet enfant peut taper des mots proposés par un téléphone sans prêter attention au sens du message envoyé, il peut choisir des costumes en pointant les accessoires d’un catalogue et est capable de faire beaucoup de fausses notes un violon entre les mains. Je ne sais pas si un jour nous irons voir une œuvre, entièrement construite par une IA qui fait sens. La philosophie dit que ce qui nous sépare de la machine est ce sens artistique, cette sensibilité et socialisation que nous avons et dont la machine est dénuée. Il est donc extrêmement intéressant de voir ce qu’une intelligence artificielle est capable de créer aujourd’hui.      

            NdL : ou plutôt, ce que les artistes sont capable de créer avec une IA qui leur donne des inputs absurdes mais qu’ils vont décider de prendre au sérieux, avec cette sorte de mise en abyme : ici l’IA ne remplace pas l’humain, l’IA n’est pas au service des humains : ce sont les humains qui se mettent au service de l’IA, en jouant sa musique, interprétant sa pièce, portant ses costumes.

Il n’empêche que de mon point de vue, pour le moment, l’intérêt d’un tel exercice réside plus dans un retro-engineering permettant de comprendre pourquoi la base de données de l’IA a amené à x ou y résultat que dans une sortie divertissement théâtrale.

Il reste encore une inconnue : quelle est la proportion de création de l’IA et l’apport humain des artistes ? Corolaire : avec les exacts mêmes messages de Chimère interprétés par un autre groupe d’artistes et leur propre compréhension, quel serait le résultat ? Je suppose que le clip tourné à l’envers où on « reverse shoot » Chimère a une proportion de création humaine supérieure à la proportion de Chimère. C’est quand même la partie la plus compréhensible.

Mon ressenti est je pense bien résumé dans le message que j’ai envoyé à chaud à un ami moqueur qui m’a demandé comment était l’opéra en sortant :

« C’était

Heu

En tout cas c’était »

Leirnette, octobre 2021

 

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