Paulo Freire (1921-1997) est un pédagogue et universitaire brésilien qui a d’abord entrepris d’alphabétiser les adultes des milieux pauvres au Brésil puis au Chili, avec une pratique d’alphabétisation militante : apprendre pour lutter contre l’oppression. Ou plutôt la manière dont on apprend est aussi la manière dont on apprend à lutter contre l’oppression. Au lieu d’apprendre à lire de manière décontextualisée (« Le garçon prit le bâton pour chasser le cochon », « la pipe de papi »…), le contenu de son enseignement part des problèmes politiques qui touchent ses élèves et initie un dialogue qui permet de lutter contre les rapports sociaux de domination.
Parce que l’éducation et la transmission des savoirs ne sont pas neutres :
« Jamais l’éducation ne fut, n’est ou ne peut être neutre […] C’est déjà une erreur de la décréter comme une tâche simplement reproductrice de l’idéologie dominante, mais c’est encore une erreur de la considérer comme une force d’explication de la réalité, agissant librement, sans obstacle ni difficulté. » (1996)
Sa pédagogie révolutionnaire va lui valoir la prison et l’exil après le coup d’état au Brésil de 1964. Comme beaucoup de Sud-américains fuyant les dictatures, il arrive à Genève en 1970. Pendant les 10 ans qu’il passera à Genève, il fera 3 choses marquantes (dont 2, reconnaissons-le, à petite échelle).
Tout d’abord, il va écrire « La pédagogie des opprimés », son ouvrage le plus célèbre. Ensuite, il donne sa recette de Feijoada au restaurant Le Portugais, qui se trouve en face de l’Université Uni-mail à Genève (excellent restaurant, allez-y). Enfin, il donne des cours à l’université de Genève où il rencontre Rosiska Darcy de Oliveira, elle aussi en exil. Reprenant les principes de la pédagogie des opprimées, Rosiska Darcy de Oliveira créera un cours de pédagogie féministe en formation d’adultes, repris ensuite par Martine Chaponnière, puis Edmée Ollagnier puis moi-même (Genre et formation : intervention dans les systèmes éducatifs). Ce n’est pas parce que je suis la 4e à tenir ce cours que je m’intéresse à Freire. Lui aussi, je l’ai découvert lors de mes études à Nanterre, mais asseoir la légitimité de son cours sur une telle filiation… ça aide.
A vrai dire, je ne vais pas vraiment vous parler de Pédagogie des opprimés. Honnêtement, il m’est tombé des mains. C’est une écriture dense, littéraire, philosophique… C’est un style auquel je n’arrive plus à accrocher. (1974 Pédagogie des opprimés, suivi de Conscientisation et révolution. Paris, Maspero [1re éd. : 1970]).
C’est finalement via différents auteurs (en particulier Irène Peirera, je vous en parle plus tard), que je suis entrée dans les principes de la pédagogie critique de Paulo Freire. Et plutôt dans son dernier livre sorti quelques jours avant sa mort : Pédagogie de l’autonomie, Savoirs nécessaires à la pratique éducative. Paris, Édition Erès [1re éd. : 1996].
Pour Freire, c’est l’apprenant-e qui produit son apprentissage, le rôle de l’enseignant-e sera de créer des contextes qui favoriseront l’appropriation des apprentissages.
« Personne ne se libère seul, personne ne libère autrui, les [humains] se libèrent ensemble, par l’intermédiaire du monde » (Freire 1970)
Freire considère que le système éducatif classique produit une éducation « bancaire » (1996) : L’enseignant-e transfère de manière magistrale sa connaissance vers l’élève qui doit la recevoir passivement pour ensuite la faire fructifier. L’éducation bancaire ne permet pas de développer un esprit critique, autonome et capable de réflexion. La passivité engendrée par ce système rend l’apprenant-e incapable de réfléchir par seul-e, incapable de saisir la réalité sociale qui l’entoure et surtout, incapable de penser les solutions pour changer cette réalité sociale. Ce qui est pratique pour le système en place :
« Il serait naïf de penser que les classes dominantes vont développer une forme d’éducation qui permette aux classes dominées de percevoir les injustices sociales de manière critiques » (1996)
Enseigner, ce n’est donc pas « transférer la connaissance, mais créer les possibilités pour sa production ou sa construction » (1996).
L’objectif de la pédagogie de l’autonomie est donc de permettre d’analyser la réalité sociale en prenant conscience des rapports sociaux inégalitaires qui l’organise. Cette prise de conscience arme intellectuellement les opprimé-es pour les aider à transformer le monde. Juste que là, si vous avez suivi la Kro précédente, ça ressemble à du Rancière. Mais c’est là où les méthodes se séparent que l’affaire devient intéressante.
Le principe de base est que l’enseignant-e doit partir de l’expérience sociale vécue par les élèves. Il-elle doit prendre appui sur ce que Freire appelle la « conscience naïve », c’est à dire, la connaissance du quotidien de l’élève. Toutefois (et c’est là que Freire se distingue nettement de Rancière), si la connaissance scientifique n’est pas un préalable à l’émancipation, celle-ci n’est pas non plus contenue entièrement dans la spontanéité initiale des élèves. L’objectif d’un-e enseignant-e freirien-ne est de conduire les élèves à problématiser cette expérience au contact des savoirs savants. Le dialogue entre l’enseignant-e et les apprenant-es, entre les savoirs naïfs et les savoirs savants constituent la pratique centrale qui permet le passage de la « conscience naïve » à la « conscience critique ».
« le savoir que la pratique enseignante spontanée […] produit indiscutablement est un savoir naïf, un savoir fait de l’expérience auquel il manque la rigueur méthodologique caractéristique de la curiosité [critique]) » (1996)
En somme, l’enseignant-e se doit d’être savant, pas pour faire descendre le savoir sur les élèves, mais pour discuter avec eux, les amener à interroger le monde. On ne parle pas de pratique pédagogique, mais de praxis : « une capacité de connaître le monde en intervenant sur lui ». Ou encore : la praxis est « un processus d’éducation réflexif, critique et polémique, qui vise le dépassement de l’agir de sens commun et la réunion cohérente du discours et de l’action » (ça, c’est Gramsci 1975, vous voyez, on est dans une même famille politique et idéologique)
Et comme l’élève est le sujet de son apprentissage, lui aussi intervient sur le monde qu’il apprend à connaître, il va aussi critiquer les savoirs et les apprentissages qu’il est en train d’acquérir.
Alors, bien sûr, si on est d’accord sur le fait que l’enseignant-e doit modifier sa praxis à mesure que l’apprenant-e critique les savoirs, on arrive à une tension qu’il serait hypocrite de minimiser. Certes, l’enseignant-e doit être habité par une volonté de respecter la lecture du monde des opprimé·es, mais en même temps, aussi honnête qu’elle ou il soit, ce que l’enseignant-e espère, c’est que la prise de conscience se produise dans la direction qu’elle/il a prédéfinie. À partir de là, il est facile de perdre de vue les principes d’égalité et d’émancipation… surtout quand, in fine, l’enseignante universitaire met une note qui valide le module (et là, c’est bien de moi que je parle).
Bref, malgré l’ancienneté des écrits de Freire, c’est une pédagogie extrêmement moderne depuis 40 ans, qui inspire les pédagogiques critiques, féministes, antiracistes et l’éducation populaire (même si bien d’autres références sont mobilisées, je dis pas que Freire a tout inventé) car même si Freire (1970) a commencé par se préoccuper de classes sociales, Freire (1996) s’ouvre à tous les rapports sociaux :
« La pratique fondée sur des préjugés relatifs à la race, la classe, au genre offense la substantialité de l’être humain et nie radicalement la démocratie » (2006)