Masculinité : qui sont les joueurs de jeux vidéo par Thomas Versaveau,
Game Spectrum
Game Spectrum est une série qui se veut être une chronique de vulgarisation sur le jeu vidéo.
On m’a beaucoup parlé de cet épisode (en particulier quand je suis allée parler aux « Couilles sur la table« ). Hier, dans le train, je l’ai enfin regardé.
C’est un long reportage de 2 heures, bien documenté, centré sur ce que fait la masculinité hégémonique au jeu vidéo.
La masculinité hégémonique, c’est une « configuration de la pratique du genre qui incarne la réponse à un moment donné au problème de la légitimité du patriarcat » (Raewyn Connell, 2005, p.77). C’est la manière jugée honorable d’être un homme, justifiant la domination du groupe des hommes sur le groupe des femmes, ou sur le groupe des hommes jugés moins virils. Selon les contextes et les époques, la masculinité hégémonique s’exprime différemment :
Par exemple, M. XIV incarnait le pouvoir patriarcal absolu et de droit divin avec des bas et des sandales à talon. C’est passé de mode chez les hommes virils, comme les perruques et les jupettes en dentelle. Toutefois, il y a des constantes, telles que l’épée qu’il porte au côté.
En général, la masculinité hégémonique, dans sa version la plus basique, mobilise la force physique, la puissance sexuelle, l’endurance, le contrôle absolu sur ses expressions et émotions, la dureté au mal, etc. Notre ami Conan en est une expression assez assez « premier degré ». Sur l’image à droite, on a vraiment tous les éléments nécessaires à la compréhension.
Il s’avère que de nos jours, les univers dans lesquels la puissance musculaire vous assure à elle seule le pouvoir se perdent. Par ailleurs, le massacre sur champ de bataille, c’est un peu vulgaire. La masculinité hégémonique ressemblerait plutôt à ceci (Harvey Specter, dans Suit).
Néanmoins, la puissance sexuelle (la capacité à avoir des rapports sexuels avec qui on veut, selon un scénario dont on décide) reste une constante. Et de toute façon, une certain dose de force physique, d’absence d’empathie et de courage professionnel restent de mise.
La masculinité hégémonique est un idéal à peu près inaccessible : les hommes n’ont d’autre option que d’être indéfiniment frustrés par cet idéal inatteignable. Le monde du jeu vidéo a ceci de particulier, qu’il met en avant dans sa manière de se raconter des adolescents (des nerds, des geeks), maltraités à l’école par les Joke (les sportifs supposés incarner en tout point cette masculinité) et sur lesquels il s’agit de prendre une revanche et mettant en scène une masculinité militarisée dans l’espace virtuel du jeu.
La masculinité geek, c’est ça: se construire dans la souffrance étant ado et se réaliser ensuite dans une masculinité hégémonique militarisée en ligne. Si on s’arrêtait là, ce ne serait pas si grave. Et nombre de Geek de mes amis ont joué à Doom puis ont été fan de Mon voisin Totoro. Mais ces geeks là ont été capables de déjouer le paradoxe suivant : au lieu de rejeter ces diktats qui les ont fait souffrir, certains de ces geeks rêvent en réalité d’obtenir la même capacité oppressive que celles de leurs anciens bourreaux, la même violence afin de se définir comme dominant en identifiant des dominé-es à maltraiter. Ces groupes dominés sont les joueurs débutants qu’on extermine, raille et méprise dans une forme de bizutage décrit comme mérité, et les femmes, celles qui les ont délaissés pour les jokes, celles qui se sont fait complices du harcèlement, celles qui leur ont dit non ou simplement celles qu’ils n’ont pas osés aborder de peur d’être repoussé.
(Note de la Rédactrice: si je ne minimise pas la difficulté d’être repoussé par la personne qu’on a osé aborder, je rappelle qu’à l’adolescence, comme plus tard, les hommes ont peur d’être éconduits, les femmes ont peur d’être violées).
Le reportage montre très bien comment le jeu vidéo (et les forums de jeux video) créent des espaces refuges, où ces hommes se replient sur leur identité de masculinité geek, édictant la bonne manière d’être un joueur, indiquant les bons jeux, qui il faut aimer et qui il faut brûler, et attaquant avec une incroyable violence tout ce qui voudrait donner une ouverture dans cet espace ultra rigide.
Le GamerGate, en 2014, c’était l’expression de cette communauté d’hommes blancs hétérosexuels rejetant avec violence toute critique portant sur leur manière d’être et de jouer, vue comme une attaque directe à leur identité, tentative de « l’ennemi » reprendre le dernier espace qui leur reste.
Quand je dis avec violence, il ne s’agit pas « juste » d’insultes en ligne, mais de menace de viol et de meurtre envers certaines voix féministes du jeu et sur leur famille, comme Anita Sarkeesian, Brianna Wu et Zoé Quinn (en photo), ainsi que la menace de commettre un meurtre de masse, si Sarkeesian était conviée à s’exprimer dans une convention.
Tout cela n’en reste pas au monde du jeu vidéo. Ce groupe de gamers haineux, puisqu’ils fonctionnent sur des éléments traditionnellement mobilisés par l’extrême droite (misogynie, racisme et antisémitisme dans le cas de Sarkeesian, homophobie, etc.) sont récupérés et mis en mouvement par l’Alt-right, c’est dire l’extrême droite américaine non conservatrice, mais à fond dans les théories du complot et tous les classiques de l’extrême droite. Soral et Zemour en sont des spécimens locaux.
Le reportage nous montre comment cette population a été sciemment mobilisée pour l’électorat de Trump.
Tout au long du reportage, les analyses sont portées par Marion Coville (Chercheuse en infocom et spécialiste du jeu vidéo, en photo) et Mar_Lard qui supporta sa part de « Gamergate » en France, féministe et développeuse de jeu vidéo.
Mehdi Derfoufi, (Chercheur en études postcoloniales et études de genre, en photo) termine en faisant le lien avec le fonctionnement capitaliste de l’économie, en signalant bien sûr qu’il ne suffira pas de mettre des femmes, des racisé-es et des queers pour changer la dynamique de l’industrie du jeu vidéo, qui finalement a ciblé volontairement les jeunes hommes blancs parce qu’elle y a vu le plus fort potentiel économique (ça alors, les hommes blancs auraient plus de sous que les Autres à claquer en loisir ?).
Et j’ai particulièrement apprécié son allusion au jeu de rôle, un lieu où les ados et les jeunes hommes pouvaient se réunir en dehors d’un terrain de sport, pour vivre en eux des aventures qui n’étaient pas de l’ordre de la compétition sportive, pas nécessairement viril, et où on pouvait aussi jouer avec le genre… Et aussi où des jeunes femmes pouvaient rencontrer des hommes qui avaient autre chose à faire qu’à coller aux idéaux de la masculinité hégémonique 😉
Bref, même si 2 heures, c’est un peu long (le propos aurait pu être concentré par moment), le reportage aborde avec justesse ces thèmes, de manière très pédagogique, tout en mettant aussi en valeur des jeux queers ou simplement des jeux qui présentent autre chose que de la masculinité militarisée mais ne rapportent pas autant que GTA. (J’ai presque eu envie d’acheter un PC pour tester « Outer wilds »).
Accessoirement, j’en retire que si les personnages féminins ou racisés ou queer commencent à arriver dans le jeu vidéo, on manque encore d’une autre représentation de la masculinité que le bad boy badass, plus ou moins ouvertement musclé. C’est à dire que les modèles féminins se déclinent maintenant aussi sur la masculinité hégémonique…
Une dernière chose, puisqu’on parle d’Ubisoft…
Libération a fait une très jolie une sur le scandale Ubisoft. Et voilà qu’on entend : ça y est, la parole se libère dans le jeu.
A cette occasion, des extraits d’interviews de moi sont apparus (Dans Le Temps, Le Courrier Cauchois et La Provence, pour tout vous dire !). A l’origine de ces articles, une dépêche de l’AFP sorti le 13 juillet, AFP à qui j’avais donné une interview en… 2016. Ubisoft était déjà dans le viseur.