La réflexion entamée avec « Les non-frères au pays de l’égalité » se poursuit dans cet ouvrage. L’égalité sans condition de Réjane Sénac n’est pas vraiment la suite du précédent, plutôt une revisitation des thèmes du précédent, davantage centré sur la question de l’égalité et faisant une part plus grande aux questions de race. Il est aussi plus court que le précédent, peut être un peu plus simple à lire, mais c’est peut-être parce qu’il reprend en partie les arguments du précédent (en particulier tout le chapitre sur la prétendue complémentarité des sexes).
On reprend à la base avec Condorcet qui dit que « s’opposer au droit d’un autre, quelles que soient sa religion, sa couleur de peau ou son sexe entraine la sortie de l’état de droit de celui ou celle qui en est l’auteur-e ». C’est proprement révolutionnaire : quand on propose d’exclure quelqu’un du droit de cité, on s’exclue soi-même.
Pourtant, comme cela a été détaillé déjà dans le précédent livre, la République française fraternelle a exclu les femmes, au motif qu’elles n’avaient pas la hauteur de vue nécessaire aux fonctions de l’état. Bien que ce discours soit devenu officiellement périmé, la question de la complémentarité des sexes reste toujours présente dans les débats, avec toute sa toxicité, évidemment quand elle est portée par la manif pour tous, mais aussi quand elle est défendue par Macron : « Je crois en l’altérité. La vraie altérité pour un homme, c’est la femme […] Je suis profondément féministe, car j’aime ce qu’il y a d’irréductible dans l’autre qu’est la femme ». Ça me sidère qu’on puisse dire des conneries pareilles dans un micro. Non seulement poser les hommes comme « Pareils entre eux » et les femmes comme « Pareilles entre elles » est d’une bêtise confondante, mais se dire féministe en posant « la » femme comme Autre… souffre d’un grave problème de raisonnement logique. Bref.
Si cet ouvrage poursuit la critique de la complémentarité des sexes entamée dans le précédent, il explore davantage comment les personnes racisées sont des non-frères. À ce titre, il est éclairant que les associations de défenses des migrant-es préfèrent parler de fraternité que de solidarité : la fraternité dans ce cas, c’est la volonté de reconnaître comme égaux ceux qui ne sont pas, n’ayant pas les mêmes droits (puisqu’ils sont illégaux). Le terme « Solidarité » a l’avantage de sortir de la métaphore familiale dans laquelle la ressemblance serait « héritée et non imaginée » p.35. Mais dans ce cas, les « frères » peuvent être différents et singuliers, sans pour autant que leurs liens fraternels soient mis en cause.
Par la suite, Sénac revient sur un certain nombre d’affaires au cours desquelles on a pu constater que les dominé-es ont rarement la bonne méthode pour s’émanciper aux yeux des dominants et qu’il y a un double standard manifeste dans la manière dont les revendications d’émancipation sont traitées… entrainant une tentative de dépolitisation de leur lutte.
En 2017, un festival afroféministe Nyansapo a été organisé à Paris, avec la mise en place d’espaces non mixtes réservés aux personnes racisées. Cette volonté d’entre soi a été interpelée avec beaucoup de violence à la fois par des associations d’extrême droite, mais également des associations se revendiquant laïques et des associations féministes, car une telle manifestation était perçue comme communautariste et excluante.
Je trouve personnellement tout à fait confondant que des féministes qui se sont battues et se battent encore pour des espaces non mixtes, au motif qu’il est nécessaire de se retrouver entre dominées pour réfléchir sur la domination et construire un discours politique émancipé, n’arrivent pas à comprendre que les féministes noires puissent souhaiter en faire autant entre femmes noires parce qu’elles sont au croisement de plusieurs dominations. Et quand bien même ces féministes seraient convaincues qu’il existe un « Nous, femmes » qui transcenderait les questions racistes (alors que le « Nous, travailleurs » marxistes n’a jamais transcendé les questions de sexisme), comment peuvent-elles alors demander l’interdiction de telles manifestations sans prendre conscience de l’incohérence de leurs revendications ?
« Ces réactions sont révélatrices d’une cécité consistant à faire la leçon aux discriminé-es sur la manière décente et autorisée de se libérer, sans mettre en défaut les dominant-es. […] D’une part, si la nécessité de mettre en place des espaces de débat non mixte dit que l’égalité n’existe pas, cet échec n’incombe pas aux inégaux; il est celui d’un régime politique qui n’a jamais été à la hauteur de ses idéaux proclamés. […] D’autre part, les réactions d’oppositions à la création d’espaces de non-mixité raciale, qualifiés de raciste, expriment une dépolitisation de ce qu’est le racisme comme système inégalitaire » p.34-35
Rappelons que le racisme « à l’envers » n’a pas de sens : si des blancs peuvent être insultés ou violentés par des noirs dans des contextes précis, à aucun moment ces actes ne renversent le rapport social de domination mondial et historiquement construit des blancs sur les noirs. De même, il n’existe pas de sexisme à l’envers : si des femmes peuvent maltraiter ou insulter des hommes, le rapport de domination mondial et historiquement construit n’en est pas pour autant ébranlé.
Et s’il parait logique ne pas inviter les patrons dans les réunions syndicales, les réunions non mixtes de femmes ou de personnes racisées sont perçues comme des provocations à la face de la République, alors que c’est une façon pour le groupe de joueur-euse « prenant conscience que les cartes ont été distribuées malhonnêtement, de souhaiter arrêter de jouer dans ces conditions » p.36. En somme refuser la non-mixité consiste à nier l’existence de la domination systématique, l’existence de ses privilèges de dominant et le fait qu’on les active simplement du fait d’être là.
Ces doubles standards sont nombreux. Sans répondre à l’épineuse question de savoir s’il fallait ou non condamner Orelsan pour avoir dans une chanson menacé de « marie-trintigner » son ex qui le quitte, Senac fait le pari hautement probable que s’il avait proposé « d’ilan-halimier » son pote juif qui l’a trahi, le prétexte de la fiction artistique n’aurait jamais été invoqué pour éviter la condamnation.
Notons enfin comment l’égalité et la liberté sont mises en opposition dans une rhétorique spécieuse qui tient de l’arnaque intellectuelle. Suite à la déferlante de #metoo, une tribune est parue dans Le Monde sur la liberté d’importuner. Cette tribune érige en principe la liberté sexuelle (des hommes) de jouir à loisir des femmes qui s’épanouiraient dans la possibilité d’être objet de désir, consentant aux désirs des hommes. Il semble tout de même plus évident d’imaginer qu’être toutes et tous des individus sujets de désir et de plaisir, émancipé-e de la maîtrise d’un plus fort ou d’un plus légitime (p.49) est ce qui pourra nous rendre libres. Ou à l’inverse, qu’être libre nous permettra d’être de tels individus (libre d’être des objets de désir, après tout, si c’est leur kif).
Réjane conclut en rappelant que l’égalité doit se faire sans condition, même si elle n’est pas économiquement rentable, même si elle doit mettre en péril le mythe de l’égalité à la française.