Kro des hommes justes

Ivan Jablonka (2019) Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités. Éditions du Seuil

Comment empêcher les hommes de bafouer les droits des femmes ? Parce que c’est un fait que Yvan Jablonka attaque de front : dans toutes les sphères sociales, le règne de l’homme est à l’œuvre : famille, entreprise, religieux, politique, ville, sexualité et langage.

Jablonka est historien. C’est avec cette casquette qu’il fait une histoire du patriarcat depuis le néolithique jusqu’à nos jours. Le premier chapitre est écrasant : Jablonka ne cherche aucune excuse, aucun prétexte, il ne tente pas de justifier l’oppression des femmes par de soi-disant raisons économiques ou sociobiologiques. Si, à une époque primitive de l’espèce humaine, il y a pu avoir des arrangements sociaux qui liaient plus durablement les femmes à la maternité (pour cause de grossesse et d’allaitement) par exemple, rien ne justifie la violence faite aux femmes, l’oppression et le confinement qu’elles subissent.

Jablonka conclut son chapitre en expliquant qu’ « au sein du patriarcat, chaque sexe rencontre sa destinée. Aux femmes échoit la « nature », associée à l’unique fonction qu’on leur reconnait, la fonction-femme : service du corps, de la procréation et du foyer. Les hommes, eux, sont chargés de la « civilisation » avec les défis et les risques qu’elle comporte. (…) Le patriarcat repose donc sur la collaboration entre les sexes, soit le contraire de la guerre des sexes – mais une collaboration déséquilibrée. Car la femme est à la fois moins libre et moins valorisée que l’homme : la complémentarité hiérarchique des sexes est une coopération sans égalité (…)  » p.72. Il ajoute que le système patriarcal ne peut fonctionner qu’avec la coopération des femmes : « cette coopération s’acquiert par l’endoctrinement, la privation éducative, la coercition et la discrimination, mais aussi le consentement des intéressées au profit d’un système de régulation sociale » p.73. On pourrait alors évoquer Nicole Claude Mathieu qui rappelle que « céder n’est pas consentir », d’autant plus que Jablonka ne minimise pas la violence du système : la rétribution du patriarcat aux femmes qui consentent à rester dans la fonction-femme, c’est l’aura du « féminin » sous forme de fée du logis ou de gardienne des traditions : je te protège, tu te soumets. Est-ce que ce patriarcat serait finalement une société bonne parce que l’arrangement stable et inégale des sexes permettrait la civilisation ? « Ce serait oublier l’essentialisation des femmes, l’appropriation de leur fécondité, la gratuité de leur travail domestique, leur infantilisation juridique, la négation de leur droit » p.73.

Même si à la marge, j’ai des désaccords sur les formules employées (Jablonka ne croit pas que la hiérarchie vient avant la catégorie et dit que le sexe précède le genre), j’apprécie qu’il n’aille pas par 4 chemins !

A la fin de cette somme de faits historiques, la lectrice est un peu sonnée. La lectrice a même envie d’imposer la lecture de ce chapitre aux personnes qui expliquent aux femmes qu’elles doivent être pédagogiques avec ses pauvres hommes, parce qu’il leur est difficile d’accepter un tel changement. En effet, quand on a été dominant si longtemps, on voit ses privilèges comme la normalité. Mais est-ce aux femmes d’accepter avec patience et compréhension un scandale millénaire ? Non, c’est aux hommes de se prendre en main, sans se flageller inutilement mais de manière responsable, répond Jablonka. Les femmes ont raison de s’occuper d’abord leur émancipation. C’est aux hommes de se questionner sur leur place et leur rôle face à cette revendication de liberté.

Jablonka ne s’arrête pas là, il sait aussi faire l’histoire des victoires des femmes et de leurs résistances. Comme dans le cas des dominations, il recense des éléments de partout dans le monde : Occident, Afrique et Asie.

Mais là où il est le plus intéressant, c’est évidemment sur les masculinités. Il doit beaucoup à Connell, mais ne s’en cache pas. Pour lui, les 4 victoires du masculin sont

  • la masculinité d’ostentation : l’exhibition de son désir, de sa force, de son courage ou de sa prodigalité. Dimension qui se croise particulièrement bien avec la classe sociale (même si le croisement classe / sexe n’est pas souvent opéré explicitement). Il est d’autant plus facile de s’affranchir de la morale sexuelle et de s’en vanter impunément quand on est de la bonne classe sociale.
  • La masculinité de contrôle : la force intérieure qui permet à l’homme de contenir ses passions, de tempérer sa violence, ce qui le « civilise », l’élève justement au-dessus de la nature (qu’on abandonnera aux femmes ou aux masculinités subalternes, c’est moi qui ajoute)
  • La masculinité de sacrifice : s’immoler à une cause plus grande. Mourir à la guerre par exemple.
  • La masculinité d’ambiguïté, forme suprême de domination puisqu’elle se permet d’intégrer le féminin. David Beckham ou Marlon Brando. Depardieu quand il joue les gay, ou James Bond qui ose prétendre qu’il a peut-être essayé le sexe entre hommes dans Skyfall. « Une femme est rivée à son sexe, mais le vrai mâle peut tout se permettre : douceur et violence (…) il éclipse ses concurrents en osant jouer avec le féminin. » p.88

Là où Jablonka est également très clair, c’est quand il précise que « la crise du masculin existe dès l’antiquité, et indépendamment de toute revendication de la part des femmes ». L’homme doit sans cesse prouver qu’il en est un, « le masculin porte en lui-même une inquiétude : la peur d’être indigne de son sexe ». Les femmes fortes sont les boucs émissaires tout trouvés pour expliquer cette fragilité sans remettre en cause le patriarcat.

En somme, Jablonka explique en détail que le patriarcat est non seulement criminel pour les femmes, mais toxique pour les hommes. Les idéaux de la masculinité hégémonique sont mortifères en eux-mêmes.

Le dernier chapitre passe en revue les masculinités de non-domination : comment elles peuvent se décliner dans les différents champs du social. Il conclut en disant que « la justice de genre n’est pas séparable de la justice sociale, et l’émancipation des femmes annonce l’émancipation de tous » p.407.

Je finirais cette Kro en disant un mot de l’introduction : c’est une merveille d’écriture, avec un grand sens de la formule. Plus qu’une intro, c’est un résumé de l’essence du livre : « Le défi pour les hommes n’est pas d’ « aider » les femmes à devenir indépendantes, mais de changer le masculin pour qu’il ne les assujettisse pas » p.10 « A quand une Nuit du 4 août où, collectivement, les hommes renonceraient à leurs privilèges ? Un monde plus heureux fondé sur les droits de toutes et tous, avec des femmes libres et des hommes justes. » p.14

Pour conclure cette relecture, je voulais faire part d’un débat que j’ai eu suite à une question qui donne effectivement à réfléchir. Dans quelle mesure Jablonka n’exerce pas une position de surplomb typiquement masculine en proposant une morale qui s’adapte bien au libéralisme/individualisme du moment et qui évacue alors une dimension de lutte collective/politique.

À cela, je réponds que cette dimension (l’individualisme) est bien présente, parce qu’il veut répondre à la question : comment être un homme juste sur un plan individuel.

Mais comme je l’ai déjà dit, Jablonka n’est pas sociologue (en particulier pas un matérialiste), c’est un historien. Il ne se place pas du côté de la lutte collective, mais du côté de la justice sociale, de la responsabilité des appareils politiques. Il dit que la défaite du patriarcat (comme son succès) ne passe pas par les individus. Puisque c’est un système, ce sera par des mesures systémiques qu’on pourra l’abattre. Il est plus du côté de la loi, du fonctionnement réel de la démocratie, de la justice, etc. que de la mobilisation collective. Mais comme ce sont les hommes qui font les lois (et pas suffisamment les femmes), ça nécessite des hommes qu’ils arrêtent de geindre sur la crise de la masculinité et qu’ils la questionnent.

Ensuite, est-ce qu’il a une position surplombante d’homme dans ses écrits. C’est une question plus compliquée parce que pour retourner la question de Gayatri Spivak, on peut se demander « Les dominants peuvent-ils parler ? » ou plus précisément : les dominants peuvent-ils parler de manière légitime de leur domination, sans confisquer la parole des subalternes, sans prendre une position de surplomb ?

Tout d’abord, Jablonka cite de nombreuses chercheuses féministes. Il est en désaccord avec certaines d’entre elles, mais ça ne lui donne pas une position surplombante que de développer un autre argumentaire. Surtout qu’à mon sens, l’opposition est plus une opposition disciplinaire (histoire vs sociologie matérialiste par exemple) qu’une position conceptuelle pure.

Pour revenir à la question de la lutte collective : je ne pense pas que c’est aux dominants se saisir de la lutte collective pour les droits des dominées. Mais peut-être qu’en la matière, léo thiers-vidal aurait eu un autre avis. Les droits se prennent, ne s’accordent pas. C’est le rôle des femmes d’être dans la lutte collective pour la défense de leur droit. Les hommes peuvent soutenir cette lutte, mais peut-on mener une lutte collective pour l’abolition de ses privilèges ? Je ne le pense pas. On renonce à ses privilèges. On ne lutte pas pour leur abolition.

La position de Jablonka est-elle surplombante… peut être et là encore, n’est pas tiers-vidal ou bell hooks qui veut… Néanmoins, cette position serait choquante de la part d’un homme qui voudrait construire une morale féministe à destination des femmes. En l’espèce, c’est en direction des hommes que Jablonka propose une morale féministe pour nourrir de nouvelles masculinités. Sa position d’autorité est par rapport aux savoirs masculins, voire masculinistes, et non par rapport aux savoirs féministes.

Ce contenu a été publié dans Lectures, Livre de classe, avec comme mot(s)-clé(s) . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à Kro des hommes justes

Les commentaires sont fermés.