Kro virtuelle

L’Adieu au corps, David Le Breton

Identification des schémas de William Gibson

L’Adieu au corps, David Le Breton

La religiosité gnostique pousse au bout la haine du corps. L’âme a chuté dans le corps où elle se perd. L’argument est déjà présent chez Augustin et vient de très loin, avec Platon qui envisage le corps comme le tombeau de l’âme.
Le corps est le dégoût, la chair de l’homme est la part maudite, vouée au vieillissement, à la maladie, à la mort.
Le Breton appelle « extrême contemporain » les tentatives inédites de la technoscience d’aujourd’hui de provoquer des ruptures anthropologiques qui jettent le trouble dans nos sociétés. Les représentants de cet extrême condamne « le corps anachronique, si peu à la hauteur des avancées technologiques de ces dernières décennies. Le corps est le péché originel, la tâche sur une humanité dont certains regrettent qu’elle ne soit pas d’emblée de provenance technologique. Le corps est un membre surnuméraire, il faudrait le supprimer »
Il fait le lien avec le travail de Lucien Sfez qui analyse le mythe contemporain de la santé parfaite en la mettant en relation avec l’Adam d’avant la Chute, un Adam sans Eve, donc sans sexualité, sans maladie, sans mort, sans péché. Un Adam sans autre et sans corps ou, ce qui revient au même, un corps absolument parfait, un corps délivré du corps, en somme.

Ce livre traite deux façons de rejeter le corps et le biologique, d’une part en étudiant les biotechnologies et les techniques reproductives (perso, c’est pas ma tasse de thé) et la cyberculture, qui m’intéresse bien plus.
Il a le mérite d’avoir compris à quel point le virtuel peut être « réel », important, concret et signifiant aussi pour le monde réel.
Le cyberspace est un mode d’existence à part entière qui double la vie ordinaire. Il est porteur de langage, de cultures et d’utopies. Il existe à travers l’enchevêtrement des millions d’ordinateurs, grâce à des espaces immatériels mais bien réel de forum, de site, d’informations, etc.
« Un monde où les frontières se brouillent et les corps s’effacent où l’autre existe dans l’interface de la communication, mais sans corps, sans visage, sans autre toucher que celui du clavier de l’ordinateur, sans autre regard que celui de l’écran. »
« le cyberspace est le moyen qui donne à ses usagers le sentiment d’être corporellement transporté du monde physique ordinaire à des mondes d’imagination purs » (Walser 1992)
« Loin d’être une illusion, la cyberculture est un champ de force et d’action, une autre dimension du réel, susceptible en ce sens de mobiliser de puissants affects […] La cyberculture en simulant le réel selon la volonté, en alimentant un fantasme de toute puissance chez son usager, est une tentation parfois redoutable face à l’infinie complexité et à l’ambivalence du monde. Le réel est hors de toute maîtrise, inépuisable, il résiste aux essais de le soumettre, de le rendre hospitalier à un dessein personnel. Il implique un débat permanent avec soi et avec les autres. L’ambiguïté du monde ne tient plus qu’à une fenêtre posée sur lui. » p. 149

Et même s’il fait un contre-sens dans sa perception du cyberpunk en général, il a une vision assez juste des rapports au corps dans Neuromancien et une bonne perception du rôle et de la place de la SF :
« […la science-fiction] parait parfois une mise en évidence des fondements sociaux de l’existence contemporaine. La saisie des imaginaires qui agencent les orientations collectives à venir trouve dans la science-fiction une voie royale de développement et de projection dans une trame sociale. Elle expérimente les scénarios du futur proche et éclaire déjà les processus en jeu dans le présent » p. 159

Identification des schémas de William Gibson

239202b.jpg

Alors, Gibson, je vous resitue le personnage.
En 1984, il écrit un roman de SF intitulé Neuromancer. Ce roman sera le lancement du mouvement cyberpunk, avec Cablé, de Walter Jon Williams.
Ce qu’il y a de remarquable avec Neuromancien, c’est qu’il raconte les aventures d’un net-runner qui se connecte dans la réalité virtuelle qu’il nomme cyberspace.

Souvenons du contexte historique : on est en 1984. La défense américaine possède ARPANET et l’université NSFNET. Les 2 ne sont pas encore interconnectés. On discute bien avec du TCP/IP depuis 1975 et mais le world wide web ne sortira des cartons du CERN que l’année d’après.

Alors comment fait-il dans Neuromancien, pour créer un cyberspace encore crédible si nous relisons le roman aujourd’hui ? C’est tout simple, il ne le décrit pas. Il le suggère, à partir de l’univers des jeux vidéo existants, il tourne à fond sur les fantasmes et désirs de virtualités des hackers et laisse le lecteur construire sa représentation. C’est quitte ou double. Si on est dans les mêmes fantasmes que Gibson, on crie au génie. Le cas échéant, on ne comprend rien.

Depuis Neuromancien, Gibson s’est calmé. Il écrit des romans plus grand public, dans lequel tout lecteur un tant soi peu technophile se retrouvera. L’excellente série : Lumière virtuelle / Idoru / All tomorows parties est à la limite entre le technothriller (un futur très proche ou un présent qui parle surtout des technologies de pointe) et le cyberpunk.

Néanmoins, quand j’ai lu Idoru, j’ai eu la « révélation ». Ce livre fonctionne sur 2 niveaux : il vous parlera si vous êtes technophile mais il sera particulièrement en phase avec vos rêves si vous partagez la même passion pour le virtuel que Gibson.

Venons en enfin à « Identification des schémas ».

Gibson33.jpg

Là on est vraiment dans le technothriller.
Cayce Pollard est chasseuse de Cool. C’est-à-dire qu’elle se balade dans les rues, elle observe et elle devine ce qui va « marcher », ce qui va faire la mode… La façon que tel gamin, tel skater va porter une casquette ou va décorer sa planche peut valoir de l’or sur le marché de la marque. Et elle n’a pas son pareil pour savoir si tel signe, tel logo va marcher ou pas. Le moindre geste est vendable, on peut mettre un brevet sur la moindre attitude.

Parallèlement à son job, elle suit assidûment un forum Internet qui parle du Film. Le Film, c’est en fait des fragments de quelques minutes de vidéo qu’on retrouve ça et là sur internet et qui appartiennent à une oeuvre globale.

Qui crée le Film ? Personne ne le sait. Quel est le but ? Quelle histoire raconte-il, si tant est qu’il en raconte une ? Est-ce une œuvre en cours de création ? une œuvre terminée ? En tout cas, ce film par sa neutralité, son intemporalité, l’absence de repère, son vide sémiotique, fascine toute une population d’internautes qui en débat à longueur de forum.

Et voilà que Case est embauchée pour rechercher l’auteur du Film : qui peut être capable de créer une œuvre capable d’exercer une fascination presque hypnotique par son absence de marque ? Le « plan marketing » de cette oeuvre est la grande trouvaille de ce début de siècle et l’employeur de Cayce voudrait trouver ce « génie ».

La première moitié de ce livre m’a littéralement fascinée, sans qu’il soit bien simple pour moi de dire ce qui me fascine. Certes, quand Gibson décrit la vie du forum du Film, je me suis retrouvée comme chez moi, pour avoir moi-même pratiqué beaucoup un autre forum. Mais ce n’est pas seulement des références communes. Je ne connais pas grand-chose au « métier » de Cayce, qui est capable de reconnaître la marque d’un vêtement à 10 pas, ou même son inspiration, sa tendance, son époque, sa provenance. Non seulement, je n’y connais rien, mais en plus, d’ordinaire, je m’en fous pas mal.
Ce qui fascine, c’est d’une part des références communes, mais aussi une façon d’écrire, des images invoquées, une histoire, bref, tout un ensemble d’éléments qui me font dire : c’est génial. J’identifie un schéma qui me parle fortement… preuve de l’efficacité du propos quand on a la démonstration directe de ce dont l’histoire parle…

Sur ce, je vous livre un § qui à la fois illustre et explique :

« Nous n’avons pas la moindre idée de ce que les habitants de notre futur seront. A ce sens, nous n’avons aucun futur. Pas comme nos grands-parents en avaient un, ou pensaient en avoir un. Les futurs culturels entièrement imaginables sont un luxe révolu. Ils datent d’une époque ou « maintenant » durait plus longtemps. Pour nous, bien sûr, les choses peuvent changer si brusquement, si violement, si profondément que les futurs comme celui de nos grands-parents n’ont plus assez de maintenant pour s’établir. Nous n’avons aucun futur parce que notre présent est volatil. Nous nous contentons de limiter la casse. De faire tourner les scénarios du moment. Identification des schémas. »

Et sinon, de manière plus légère, j’aime vraiment énormement :

« alors, Tokyo, depuis les dévaluations, c’est comment ? »
« Ça ressemble plus à maintenant qu’avant »

Phrase attribuée à Eisenhower mais qui m’amuse beaucoup.

La dernière partie du livre… rha ma foi, elle est bien, mais elle ne suscite pas la même fascination que le début. L’histoire avance et se dénoue, mieux que dans Idoru (ou la fin est quand même un peu ratée) mais pas d’une manière que je trouve ni totalement crédible, ni totalement à la hauteur de mes attentes (faut dire qu’elles étaient hautes !)

Quoiqu’il en soit, c’est un excellent livre, qui fournit en outre une balade dans Londres, Tokyo et Moscou qui vaut vraiment le détour. Autant je peux toujours avoir envie d’aller à Tokyo, autant la Russie angoisse beaucoup plus.

Encore un mot sur la traduction.
Je vous disais récemment qu’on avait souvent l’impression de se faire arnaquer avec la politique éditoriale des éditeurs qui traduisent les auteurs anglo-saxons.
« Pattern recognition » est sorti au Diable Vauvert sous le titre : Identification des schémas. Et après une longue réflexion au vu du contexte, c’est une bonne traduction. La couverture est curieuse mais a un vrai rapport avec le contenu et la maquette intérieure donne à penser qu’on n’est pas entrain d’acheter n’importe quoi.

Il y a eu beaucoup de problème de disque dur dans mon entourage ces derniers temps… alors si vous avez besoin de nettoyer votre disque dur :
datadocktorn

Ce contenu a été publié dans Lectures, Livre de classe. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.