Kro Paola Tabet

Paola Tabet (1998) La construction sociale de l’inégalité des sexes : des outils et des corps, Paris, L’’Harmattan

Paola Tabet (1998) La construction sociale de l’inégalité des sexes : des outils et des corps, Paris, L’Harmattan

Ce livre regroupe deux articles de l’ethnologue italienne : un premier qui traite des outils et de la technique et un second qui traite de l’appropriation des corps des femmes et de ses « produits ».

Premier chapitre : Les mains, les outils, les armes

Les divisions sexuelles du travail ont été largement commentées par tous les ethnologues. Paola Tabet estime qu’ils ont une propension générale à expliquer que ces divisions sont complémentaires (sous-entendant, via un glissement de sens totalement arbitraire : égalitaire) et surtout naturelles et biologiquement fondées. Selon eux, c’est pour des raisons de survie de l’espèce que la division sexuelle du travail est ce qu’elle est, ou encore, c’est par rationalité biologique que les répartitions se font ainsi. Cette division du travail se serait imposée d’elle-même : parce que les femmes sont globalement physiquement plus faibles que les hommes, parce qu’elles ne peuvent pas fournir les efforts brusques et violents qu’exigent les tâches dévolues aux hommes ou encore parce qu’elles sont bloquées par les maternités et l’élevage des enfants. C’est contre cette thèse, plus ou moins généralement admise, que Paola Tabet va s’élever.

Tout d’abord, contrairement à celles des hommes, les tâches des femmes sont souvent définies par les interdits : les femmes sont exclues de certains travaux à cause de tabous. En revanche, aucune tâche n’est rigoureusement interdite aux hommes. Simplement, ils ne les font pas parce qu’ils estiment qu’elles sont dégradantes pour eux.

Les femmes sont constamment « chargées d’enfants ». Pourtant, malgré ces « handicaps », on se rend compte que les femmes assurent 30% à 70% de la subsistance de la tribus de « chasseurs-cueilleuses » en allant ramasser des fruits et des racines ou en chassant de petits animaux, ou en ramassant des coquillage, en pêchant. Elles font de nombreux kilomètres avec les enfants pour réaliser toutes leurs taches quotidiennes. Avec ces mêmes enfants, elles rabattent les animaux sur les chasseurs. Chez les Inuits, elles rament sur les barques, pendant que les hommes chassent au harpon, puis elles se jettent dans l’eau glacée et nagent jusqu’à la rive en tirant les barques au sec. Sur ce dernier exemple en particulier : la pêche au harpon exige une bonne coordination entre le harponneur et la rameuse. Au moment où la proie est repérée, la femme rame rapidement pour positionner la barque (autant pour l’impossibilité de l’effort soudain et violent) pour que l’homme puisse tirer. Puis, les hommes peuvent se reposer, ou s’adonner à divers activités culturelles : musique, récits… alors que les femmes reprennent les travaux domestiques (dans l’exemple précédent : assurent l’entretien du canot). Ainsi, la répartition des tâches écarte de fait les femmes des productions culturelles de leur société.
Ce n’est donc pas une vraie question de faiblesse physique ou de disponibilité qui a causé cette séparation des tâches, mais une question de rapports de pouvoir et de domination entre les sexes.

La différence majeure dans la répartition des travaux effectués se situe essentiellement dans l’existence d’outils qui permettent ou non de faire ce travail. L’un des deux sexes détient la possibilité de dépasser ses capacités physiques grâce à des outils qui prolongent son bras, multiplie sa force… Non seulement il est considéré comme physiquement plus fort, mais en plus, les outils lui donnent les moyens d’exercer cette force. L’autre sexe (supposé plus faible) se trouve paradoxalement limité à son propre corps ou aux outils les plus élémentaires et les moins efficaces. Ce qui a fait dire à nombres d’ethnologue que la femme était la première bête de somme de l’humanité.

Paola Tabet énumère quantité de sociétés de chasseurs-cueilleurs, possédant des outils relativement sophistiqués pour la chasse ou la pêche des hommes (le harpon chez les Inuits, le boomerang chez les Aborigènes) et très rudimentaires pour les femmes (fil de pêche sans hameçon chez les Inuits, bâton à fouir chez les Aborigènes). De plus, dans la majorité des cas, ce sont les hommes qui fabriquent les outils qu’ils donnent aux femmes. Le fameux bâton à fouir est un simple bout de bois long comme le bras qu’on a ébranché. Néanmoins, c’est l’homme qui le « fabrique » pour sa femme. Les outils des hommes se distinguent de ceux des femmes par les caractéristiques suivantes : ce sont à la fois des armes et des outils et ils permettent de fabriquer d’autres outils.
Mais au-delà de l’inégalité de la répartition des outils, Paola Tabet explique, en reprenant une étude de Collette Guillaumin (1978), que le corps des femmes est lui-même considéré comme un outil et ce, pour les raisons suivantes :
– appropriation du temps des femmes pour l’ensemble des hommes de la tribu,
– appropriation des produits de leurs corps (les enfants),
– obligation sexuelle,
– charge physique des membres invalides du groupe et des membres valides de sexe mâle,
– appropriation matérielle des femmes.

Les femmes sont utilisées en tant que corps : d’une part à cause de leur exploitation sexuelle à des fins de plaisir et de reproduction, et d’autre part en portant atteinte à leur intégrité corporelle : motricité contrainte (bandage des pieds, gavage), claustration ou confinement, délimitation de l’espace, mutilation (sexuelle ou autre…).

A ce sujet, Paola Tabet fustige en passant la complaisance des ethnologues hommes qui étudient des sociétés où l’oppression des femmes est particulièrement violente. Dans l’une de ces sociétés, à la mort d’un parent, les fillettes doivent « donner » un de leur doigt. Arrivées à l’âge adulte, il leur manque fréquemment 4 à 6 doigts. Néanmoins, l’ethnologue note que cela ne les empêche nullement de travailler (en effet, on laisse toujours au moins 2 doigts opposables) et il qualifie la culture de cette société comme étant d’une « poignante et véridique beauté ».

En conclusion, ce n’est pas parce que les femmes font des tâches simples qu’elles ont des outils simples. La division sexuelle du travail est loin d’être obscure ou naturelle, mais révèle sa rationalité dans le rapport politique entre les sexes. Il s’agit du contrôle des techniques et des matières premières sans lequel on ne peut produire ni armes ni outils et inversement.

Pour Paola Tabet, le sous-équipement des femmes (en armes et outils) que l’on constate dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs existe toujours dans les sociétés industrialisées. Mais l’écart s’est encore creusé avec l’avancée technologique.

Deuxième chapitre : Fertilité naturelle, reproduction forcée

Paola Tabet s’élève contre le concept de « fertilité naturelle ». Ce qu’on appelle fertilité naturelle, c’est considérer qu’il est naturel pour les femmes d’avoir le maximum d’enfants possible entre leur première règles et la ménopause (les démographes appelant les périodes d’infertilité, dû à l’allaitement par exemple, des « temps morts »). Cette conception de la fertilité est en fait un système de reproduction forcée qui permet de justifier d’exposer les femmes au maximum aux grossesses, et ce au mépris de la santé des femmes ou même de celle de l’enfant (surtout si l’enfant est une fille).

En effet, les hommes sont tenus de laisser les ventres des femmes aussi occupé que possible. Les techniques employées et raisons invoquées sont différentes selon les sociétés. Parfois, est considéré comme viril un homme qui aura engrossé sa femme deux fois par an, ou encore on estimera qu’une femme vertueuse n’a jamais ses règles. L’allaitement provoquant des périodes de stérilité, certaines sociétés pratiquent l’infanticide ou le sevrage précipité (ce qui revient parfois au même) quand l’enfant est une fille, afin de provoquer le retour des cycles reproductifs.

Là encore, il est stupide d’invoquer une cause naturelle à ces comportements, et en particulier, certainement pas la survie de l’espèce. En effet, plusieurs sociétés préféreront l’infanticide voire l’avortement (quand par exemple, il y a plus d’enfant qu’on ne peut nourrir ou que les femmes ne peuvent porter dans les tribus nomades) à la contraception ou au partage des tâches d’élevage avec les hommes. Les grossesses à répétition épuisent les femmes qu’on ne permet pas de se nourrir davantage ou mieux pour autant. Les diverses formes de mutilation sexuelle non seulement mettent en danger la vie des femmes mais aussi compromettent dans certains cas le bon déroulement des naissances, augmentant les risques de mort en couche ou d’enfants mort nés.

Cette exposition maximum au risque de grossesse n’est pas propre aux tribus dites primitives. Paola Tabet cite des exemples occidentaux (en Italie ou en France), qui implique en outre une spécialisation dans les tâches reproductives. Par exemple, chez les canuts lyonnais, les ouvrières ne pouvaient pas allaiter et élever elles-mêmes leurs enfants car elles ne pouvaient pas quitter leur travail. Donc, dès que les enfants étaient nés, ils partaient en nourrice à la campagne par chariots plein où d’autres femmes étaient spécialisées non plus dans la reproduction, mais dans l’allaitement. Il n’était pas rare de voir une femme âgée avoir portée 24 enfants… si elle survivait, bien sûr. On estime que si la population d’ouvriers en ville pouvait se maintenir, c’était uniquement grâce aux apports extérieurs : les femmes comme les bébés mourraient en masse. Néanmoins, aucune contraception ne semblait envisageable. La mortalité des ouvrières faisaient somme toute partie de la vie et 90% des canuts veufs se remariaient dans des deux mois qui suivaient le décès de leur femme.

Cette exposition maximum au risque de grossesse, cette spécialisation des femmes à la reproduction ou au plaisir des hommes n’est possible que grâce à un dressage qui commence très tôt, particulier au moyen de viols qui ne disent pas leur nom. Selon les sociétés : les jeunes filles sont prises violement pas leur mari le jour de leur noce ou elles doivent avoir des rapports sexuelles avec le père, frères et oncles du mari au jour de leur mariage afin de les rendre « docile », elles peuvent aussi être violées collectivement en public pour la même raison, etc. A cela, il faut bien sûr ajouter les coups. L’enjeu étant toujours la docilité de l’épouse.

Là encore, Paola Tabet signale la complaisance de certains ethnologues témoins de pratiques de viols collectifs, qui, sous l’apparente neutralité du chercheur, les justifie pour la survie de l’espèce : en effet, si les femmes se refusent à leur mari, il faut bien les y forcer…

Là encore, nous aurions tort d’imaginer que ces pratiques sont réservées à des peuplades primitives et ce, sans même entrer dans des considérations de violences conjugales ou de viols… Nos sociétés qui ont réussi à disjoindre reproduction et plaisir n’ont pas pour autant permis aux femmes comme aux hommes de bénéficier d’une sexualité sans contrainte. En effet, la libération sexuelle telle que nous la connaissons aboutit plus à un usage multiple et accéléré des filles selon les modalités obligatoires d’une sexualité de consommation masculine qu’à un épanouissement érotique multiforme.

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