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Christophe Dejours : Virilité et stratégies collectives de défense dans les nouvelles organisations du travail

Dejours, C. (1997) Virilité et stratégies collectives de défense dans les nouvelles organisations du travail. Les Cahiers du Mage, 3-4, 147-158.

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Cet article de Christophe Dejours explique comment la virilité est convoquée dans l’entreprise pour expliquer et justifier les conduites des cadres masculins au moment des licenciements.

Tout d’abord, il rappelle que la virilité est un ensemble d’attitudes socialement construites, attribuées en propre à l’homme, alors que la masculinité c’est « la capacité d’un homme à se distancier, à s’affranchir, à subvertir ce que lui prescrivent les stéréotypes de la virilité » (Dejours, C. (dir.) (1986-1988) Plaisir et souffrance dans le travail. Séminaire interdisciplinaire de psychopathologie du travail, Orsay, AOCIP

Fonction de la virilité en entreprise
La virilité est utilisée pour transformer le vice en vertu. En effet, la virilité se mesure à l’aune de la violence et de la souffrance qu’on est capable d’infliger à autrui : est un homme viril celui qui peut sans broncher infliger de la souffrance à autrui.

Faire le sale boulot dans l’entreprise (c’est-à-dire ici : licencier) est viril. Celui qui refuse ou n’y arrive pas est considéré comme une tapette, une femmelette, un minable. Il est jugé comme étant sans courage qui est une vertu par excellence. Pourtant, celui qui refuse de faire le sale boulot ou n’y arrive pas, le fait au nom du bien. Le vrai courage, c’est en fait de refuser d’infliger ces souffrances à autrui, car on risque d’être sanctionné, voir viré. Or, dans ce système de virilité, se soustraire à ces pratiques est preuve de lâcheté et de manquement à la solidarité de l’entreprise.

Cette conception perverse du courage est forgée par les hommes et parfois partagée par les femmes. C’est par le truchement de la référence à la virilité que l’on parvient à retourner le sens moral et à faire passer la participation au mal pour un bien.

Ainsi, pour ne pas être mépriser sexuellement et ne pas être tenu pour un lâche par les hommes et par les femmes, des hommes en très grand nombre et aussi quelques femmes acceptent de devenir ainsi des collaborateurs de la souffrance et de l’injustice infligée à autrui.

Comme à chaque fois que la tâche à réaliser est particulièrement difficile, des stratégies de défense collective se mettent en place. Chez les ouvriers du bâtiment, continuellement hantés par le spectre de l’accident du travail, cette défense collective se manifeste par un apparent mépris du danger et des normes de sécurité, associé à des prises de risques inutiles lors de rituel de démonstration virile. Ici, la technique employée par les cadres est le déni. Ils n’expriment pas de honte pour ce qu’ils font, au contraire, ils font preuve de dérision voire de provocation. Dejours a découvert l’existence de concours organisés entre cadres qui mettent en scène le cynisme en montrant sa capacité à faire encore plus fort que ce que demande l’entreprise comme annoncer de chiffres de dégraissage fabuleux, bien supérieurs à ceux demandés par la direction. Et bien sûr, ces chiffres seront tenus. Ces objectifs s’annoncent en réunion de direction à la manière de défis ou d’enchères, comme dans une salle des ventes. Les autres cadres, s’ils ne participent pas, sont impressionnés et soutiennent en plaisantant. Certains vont jusqu’à faire des déclarations tapageuses devant leurs subordonnés pour prouver leur courage et leur détermination, ainsi que leur capacité à faire face à la haine d’autrui, autre démonstration de virilité.

Ensuite, ces cadres se retrouvent pour arroser leurs succès dans des restaurants gastronomiques, avec des vins de prix et des repas fins, agrémentés de propos vulgaires et grivois, (toujours la mise en scène de la virilité permettant de travestir le courage) détonnant l’environnement sophistiqué. Les conversations sont également agrémentées de lieux communs sur les réalités économiques, de mépris à l’égard des victimes et de la nécessité de réduire les dépenses, ce qui ne manque pas de piquant vu les circonstances dans lesquelles ces propos sont tenus. Ces soirées ne sont rien d’autres que des rituels de conjuration pour ceux qui se croient protégés du risque de monter dans la charrette, grâce aux services rendus à l’entreprise.

L’idéologie défensive du réalisme économique, au-delà de l’exhibition de la virilité, fait passer le cynisme pour de la force de caractère, du sens du service rendu à l’entreprise ou au service public, voire du sens civique, de l’intérêt national, bref, d’intérêts supra-individuels.

Au bout de l’idéologie défensive, s’active l’idée que le sale boulot n’est pas fait à l’aveuglette : on vire les moins bons, les passéistes, les irrécupérables et d’ailleurs, parmi eux, on trouve beaucoup de tire-au-flancs et de profiteurs. Le sale boulot devient propre par le tour de passe-passe du bilan de compétences ou des requalifications (pour reprendre la terminologue France Télécom), ou encore de l’entretien annuel et d’autres méthodes pseudo-scientifiques justifiant le ménage, le dégraissage, dépoussiérage ou autres termes attestant que le « sale boulot » est en fait un salutaire nettoyage. La stratégie de défense devient de la rationalisation paralogique. Le système s’habille ainsi de légitimité et de rationalité, de sorte qu’il devient infâmant ou stupide de chercher à s’y soustraire.

La virilité et la peur

Le recours à la virilité permet de soutenir sa propre souffrance morale de faire souffrir autrui. Mais elle permet aussi de maintenir la peur à distance. Car ces cadres ont beau être appelés des « cowboys » ou des « tueurs », ils s’appliquent à masquer leur peur, celle d’être à leur tour licencié. Dans le service public où le licenciement est impossible, c’est la crainte d’être mis au placard qui la remplace. La mise au placard peut paraître insignifiante à côté de la perte d’emploi, pourtant, elle a des effets similaires sur l’identité. La mise au placard signifie la perte de la considération des autres, elle touche en fait un point fondamental de l’identité. En effet, le travail est un médiateur irremplaçable de l’accomplissement de soi. Ne plus contribuer à l’organisation du travail menace la stabilité de l’identité et donc la santé mentale de l’individu. Le recours à des stratégies de défense collective ou à des rituels de conjuration s’appuyant sur le prétexte de la virilité sont des remparts contre sa propre peur et souffrance.

On constate qu’à chaque fois que la virilité est convoquée, c’est pour lutter contre la peur. C’est vrai dans le domaine du travail (voir : les ouvriers du bâtiment), mais aussi à la chasse ou à la guerre. La virilité semble en fait avoir uniquement une vocation défensive. Ce n’est pas un idéal en première intention mais une valeur réactionnelle aux effets pathogènes de la peur.

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