J’ai habité Reims pendant 30 ans. Mais comme ma famille n’est pas originaire de la région, que je n’ai jamais eu de terre, que ce soit agricole ou, encore mieux, à champagne, je n’ai jamais fait parti des Rémois. J’ai finalement quitté Reims sans regret et Je n’y ai presque plus personne.
Quand j’y retourne, je peux loger chez une amie d’enfance, qui est la seule personne qui me reste de Reims et je regarde la ville avec un amusement mitigé : bien sûr, j’y ai de nombreux souvenirs mais je n’ai pas du tout l’impression de rentrer « chez moi ».
Après avoir lu le livre d’Edouard Louis : Pour en finir avec Eddy Bellegueule, j’ai découvert ce livre dont, bien sûr, le titre m’a parlé :
Retour à Reims de Didier Eribon
La trame est la même. Didier Eribon est un sociologue gay, issu d’une famille très populaire. Il a quitté Reims sans se retourner à 20 ans, n’y remettant plus les pieds jusqu’à ce qu’il apprenne la mort de son père. Il revient donc à Reims trente ans plus tard. C’est l’occasion pour lui de se rendre compte que s’il a beaucoup écrit sur la question gay (et fait même parti des auteurs de référence), il n’a jamais écrit sur les classes sociales et même plus particulièrement sur le fait qu’il était un transfuge. Il a même tout fait pour le dissimuler, à mesure que, par ailleurs, il sortait du placard. Il va donc revenir sur cette honte de classe qui l’a autant construit que le fait d’être gay. « Au fond, dit-il, j’étais marqué par deux verdicts sociaux : un verdict de classe et un verdict sexuel. On échappe jamais aux sentences ainsi rendues. Et je porte en moi la marque de l’un et de l’autre. Mais parce qu’ils entrèrent en conflit l’un avec l’autre à un moment de ma vie, je dus me façonner moi même en jouant de l’un contre l’autre ».
Construit comme une autobiographie, c’est d’abord un livre de sociologue. Eribon raconte ce que ça signifie d’être un enfant très pauvre à l’école, celui qui n’est pas supposé aller au lycée, ou en tout cas, ne pas dépasser la seconde, comme on le lui avait prédit.
Il explique tout ces codes qui lui sont inconnus, comment se tenir mal en classe est la seule manière qu’il lui permet d’exister dans un monde scolaire qui lui fait sentir sa différence. Il analyse finement les mécanismes de domination scolaire, sans accuser spécifiquement les profs, mais en expliquant comment tout un système de classe produit la discrimination, via de multiples acteurs qui n’ont pas réellement l’impression de discriminer ou de l’autre côté, des acteurs ni ne comprennent pas toujours comment les mécanismes opèrent contre eux, même s’ils les perçoivent.
« L’ignorance des hiérarchies scolaire et l’absence de maîtrise des mécanismes de sélection conduisent à opérer les choix les plus contre productifs, à élire les parcours condamnés, en s’émerveillant d’avoir accès à ce qu’évitent ceux qui savent. En fait, les classes défavorisées croient accéder à ce dont elles étaient auparavant exclues, alors que, quand elles y accèdent, ces positions ont perdu la place et la valeur qu’elles avaient dans un état antérieur du système. La relégation s’opère plus lentement, l’exclusion se produit plus tardivement, mais l’écart des dominants et des dominés restent intacts, il se reproduit en se déplaçant. C’est ce que Bourdieu appelle « la translation de la structure ». Ce que l’on a désigné sous le nom de démocratisation scolaire, c’est une translation dans laquelle la structure, par delà les apparences du changement, se perpétue et se maintient presque aussi rigide qu’autrefois. »
Eribon étudie également le vote populaire, comment ces personnes qui votaient communistes de manière évidente (contre les patrons) se sont mis à voter FN, un parti qui pourtant ne représente pas la classe populaire, pas plus qu’il n’en est issu. Il parle alors de la manière dont la gauche a trahi les classes populaires.
« Quand on voit ce que sont devenus ceux qui prônaient la guerre civile (en 68) et se grisaient de la mythologie de l’insurrection prolétarienne ! Ils sont toujours aussi sûrs d’eux-mêmes et aussi véhéments, mais à quelques rares exceptions près, c’est aujourd’hui pour dénoncer la moindre velléité de protestation venue des milieux populaires. (…) Ils ont rejoint ce à quoi ils étaient socialement promis (…) Ils se sont installés dans le confort de l’ordre social et la défense du monde tel qu’il est, c’est à dire tel qu’il convient parfaitement à ce qu’ils sont, désormais.
(…La gauche) ne parla plus d’exploitation et de résistance, mais de « modernisation nécessaire » et de « refondation sociale » ; plus de rapport de classe mais de « vivre-ensemble » ; plus de destins sociaux mais de « responsabilité individuelle ». La notion de domination et l’idée d’une polarité structurante entre les dominants et les dominés disparurent du paysage politique de la gauche officielle au profit de l’idée neutralisante du contrat social, du « pacte social » dans laquelle des individus définis comme égaux en droit (« égaux » ? quelle obscène plaisanterie !) étaient appelés à oublier leurs intérêts particuliers (c’est à dire à se taire et à laisser les gouvernements gouverner comme ils l’entendaient). »
Pour autant, il n’héroïse pas les classes populaires : la misère et l’oppression n’anoblissent pas. Ses parents étaient racistes. Si le discours du PC ne l’était pas ouvertement, il n’était pas non plus anti-raciste. On ne prend jamais tout en bloc, dans la profession de foi d’un parti, quelque soit le parti, on fait des concessions. Les gens des classes populaire ne sont pas en phase avec la totalité du discours du FN, mais lâchée par la gauche, ils ne se sentent plus représenter que par ce parti, qui ne leur demande pas de pactiser avec les dominants en faisant des concessions.
Le dernier chapitre revient sur le fait d’être gay, d’assumer l’injure et de quitter Reims pour vivre la vie d’un jeune gay parisien qui laisse derrière lui les traces de son passé mais qui se construit avec lui, malgré lui et contre lui.
Retour à Reims est vraiment un livre excellent, avec un vrai discours de gauche et une analyse très fine en terme de rapport sociaux de classe et de sexe. Si ce genre de texte vous tente, je vous le conseille très fortement.