kro spéciale « La fatigue d’être soi »


La fatigue d’être soi, Dépression et société par Alain Ehrenberg

296.jpg

Fatigue, insomnie, anxiété… dépression. Le sociologue Alain Ehrenberg travaille sur l’individu contemporain et montre dans ce livre comment la dépression est une maladie moderne, comment elle révèle les mutations l’individu, de la perception de soi.

La place de l’individu dans la société aujourd’hui est souple : la mobilité sociale est possible, la transgression des genres aussi, (dans une certaine mesure, évidement). L’individu doit choisir sa place, il doit réussir, s’élever. Cette injonction nouvelle succède à une longue période où la naissance décidait du rôle de l’individu dans la société. La société se fondait sur des normes qu’on devait suivre avec discipline : leur transgression provoquait la culpabilité.

Maintenant, au contraire, on doit devenir soi-même, on doit choisir, on doit trouver qui on est pour se réaliser. C’est un travail passionnant si on a les ressources psychiques et sociales pour le faire, mais c’est un travail épuisant. La dépression, c’est la panne de l’énergie, de l’initiative, c’est ne plus pouvoir prendre la responsabilité d’être soi.
Le déprimé croit dans l’illusion de la multiplicité des choix, dans le « tout vous est possible ». Il n’admet pas de se sentir limité par la réalité, et en particulier par les contraintes de son histoire personnelle et de sa filiation. Pour autant il ne parvient pas à s’extraire de ses contraintes alors (comme tout est théoriquement possible), il en ressent de la honte (et non plus de la culpabilité, telle qu’elle était ressentie avant le subvertion des normes).

129172.gif

Alain Ehrenberg commence par un historique des maladies mentales et plus précisément de la mélancolie, de l’hystérie, de l’asthénie jusqu’à la définition… incertaine d’ailleurs, de la dépression. Il fait aussi un historique des traitements chimiques, des électrochocs au Prozac, et psychothérapeutique (psychanalyse, comportemental, cognitive, psycho-mystique new age…).

Et il arrive à la fin du XX siècle avec une redéfinition de la dépression à mesure qu’on a une redéfinition de l’individu.
En particulier, suite à la victoire de la gauche, et contre toute attente, le projet collectif qu’elle aurait du apporter passe à la trappe, au profit de l’image de l’entrepreneur.
L’image du chef d’entreprise n’est plus celle du gros écrasant les petits et les faibles, mais au contraire, le modèle que chaque employé doit imiter.
Bernard Tapie en était le symbole, en particulier quand, en 1986, il animait un show télé entrepreneurial appelé Ambition.
Les modes de régulation et de domination dans l’entreprise ne s’appuie plus sur l’obéissance mécanique, mais sur l’initiative : capacité à évoluer, à former des projets, flexibilité, motivation : voilà la nouvelle liturgie managériale. La médecine du travail note l’augmentation de l’anxiété, de troubles psychosomatiques et des dépressions : l’entreprise devient l’antichambre de la dépression, surtout en cas de chômage.

Il montre aussi comment l’addiction à la drogue ou l’alcool est très proche de la dépression : c’est une sorte d’automédication (désastreuse) pour atteindre le niveau d’énergie en adéquation à son idéal du moi, à l’image idéal qu’on a de soi.

Puisqu’on parle addiction, parlons médicament…

Le débat médicament / psychothérapie semble s’articuler autour de ces deux pôles : le bien-être quotidien contre la bonheur de la liberté (qui n’implique pas le bien-être).
La guérison pour la psychothérapie n’est pas un retour à un état antérieur à avant la dépression, comme si on pouvait réparer un raté antérieur en compensant un déficit. Mais un remaniement qui rend plus vivable le face à face avec soi-même : la psychothérapie n’abolit pas, (tâche impossible), la misère qui vient du dedans, mais permet une recomposition ou plus exactement un compromis de tolérance réciproque entre le tolérable et l’intolérable, chez le patient.
Mais en attendant que cet état arrive (s’il arrive), il faut bien vivre, d’où l’intérêt du bien-être. Seulement, le bien-être en cachet bute sur des questions d’ordre moral :

A partir de quand peut-on admettre qu’on prend un traitement et à partir de quand s’agit-il d’un dopage, d’une drogue ou d’un remaniement chimique de son ego ? La personnalité cesserait-elle d’exister, puisqu’on pourrait la façonner à loisir à l’aide du bon dosage chimique ? Le bonheur se prescrit-il sur ordonnance ?
Or, le Prozac n’est pas une drogue, s’il induit du plaisir, ce n’est pas de manière directe, comme le LSD, mais parce qu’il permet à celui qui en prend à se livrer de nouveau aux activités sociales qui lui permettent d’accéder aux sentiments de plaisir dont jouissent les individus normaux ;
De plus, ajoute Ehrenberg : « Dans une société où les contraintes individuelles sont fortes et où la responsabilité des échecs pèsent particulièrement sur les plus faibles socialement, la médecine des comportements à sa légitimité et je ne vois pas au nom de quel argument moral il faudrait la diaboliser »
Toutefois, on ne peut s’empêcher de se trouver avec un questionnement moral : les individus ont une personnalité double, et ont le choix : la personne qu’ils sont sous Prozac recherche ce que la personne qu’ils sont sans prozac fuit. Laquelle des deux personnalités est la vraie ?

Mais de toute manière, malgré les promesses des instituts pharmaceutiques : aucun produit, même le merveilleux et tout puissant prozac, ainsi que ces successeurs n’est capable de « guérir » une dépression, encore moins de refaçonner l’égo. La molécule permet de tenir le conflit à distance, pour toute la vie, peut-être, mais ne résout rien. Elle n’empêche pas par ailleurs, la poursuite de la connaissance de soi par une psychothérapie, ou le changement de personnalité par un changement du mode de vie. Au contraire. Mais elle ne résout rien.

L’intérêt de ce livre est multiple : en tant que sociologue, il se tient en dehors des débats d’écoles, il met sur le tapis de débat psychothérapie contre médicaments sans pour autant trancher et il explique comment le nouvel individu se construit constamment, dans les nouvelles valeurs de la société.

Cette histoire est finalement fort simple, conclut Ehrenberg : l’émancipation nous a peut-être sorti des drames de la culpabilité et de l’obéissance mais nous a très certainement conduits à ceux de la responsabilité et de l’action.

Honnêtement, ce livre est un peu compliqué à lire (pas affreux, mais faut rester concentrer, quoi), mais il est fort bien fait. Chaque chapitre comporte une intro et une conclusion qui permet de tout reprendre pour voir si on a compris. Il est subdivisé en de nombreuses sous-parties permettant de se situer et comporte un gros appendice de notes, bien indexées et facilement utilisables.

Ce contenu a été publié dans Livre de classe. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à kro spéciale « La fatigue d’être soi »

Les commentaires sont fermés.