Comme tous les ans à cette date (depuis 2013, et sans aucune garantie sur la pérennité de cette habitude), il est temps de mettre un petit coup de projecteur sur un JdR de SF qui n’a pas connu le succès qu’il aurait mérité d’avoir.
Cette année, j’ai choisi d’attirer votre attention sur :
Ce choix peut paraître un peu incongru : après tout, Star Frontiers, c’était D&D dans les étoiles, un JdR destiné au grand public (rôludique, certes, ce qui restreint tout de suite la grandeur dudit public), bénéficiant de la puissance de la maison TSR à une époque (1982) où personne n’était en mesure de contester son hégémonie. Un jeu dont l’ambition était clairement de faire concurrence à Traveller, l’unique poids lourd sur le marché du JdR de space opera.
Et il y avait clairement un créneau à prendre : Traveller n’avait pas de concurrent sérieux en face de lui, personne qui fasse le poids. Seul Space Opera était parvenu à se tailler une petite place sur le marché, et il l’avait fait en suivant la voie tracée par son prédécesseur, pas en cherchant à s’en démarquer. Et en particulier, il n’y avait rien de sérieux dans la niche du space opera flamboyant sans prise de tête, du genre de celui mis en scène dans les deux premiers films de la guerre des étoiles.
Donc, Star Frontiers, qui collait à peu près à cette niche (sans Force ni Jedis, certes) et qui avait derrière lui les moyens d’une puissante maison d’édition, avait potentiellement une belle carte à jouer.
Et au premier abord, ça aurait pu marcher. Les initiales du jeu donnaient SF, comme le genre qu’il était censé émuler. La boîte de base (rebaptisée Alpha Dawn lors de sa réimpression de 1983) avait de la gueule, avec sa chouette couverture signée Larry Elmore et son contenu riche et coloré (deux livrets de règles (Basic et Expanded) bien illustrés, un module avec couverture couleurs contenant les plans, une grande feuille de plans quadrillés couleurs recto-verso (avec d’un côté un quartier d’une ville futuriste, et de l’autre divers paysages), une grande planche de pions à détacher, et 2D10). Les règles étaient claires, le contexte, simplement ébauché dans ses très grandes lignes, était ouvert, bref, ça aurait effectivement pu faire un bon jeu.
Le contexte tenait pour l’essentiel en une demi-page, en préambule du livret Basic Game Rules :
– une société interstellaire maîtrisant le voyage supraluminique, avec des humains et trois autres espèces ET (les Vrusks, de grands insectoïdes ; les Dralasites, des changeurs de forme ; et les Yazirians (Yaziriens en V.F.), des humanoïdes simiesques capables de vol plané) ;
– une région de l’espace située à la frontière de l’inconnu (fort logiquement baptisée Frontier, nom qui fut transformé en Union dans la version française, perdant donc au passage tout son sens ainsi que le rapport avec le titre du jeu), donc avec un haut potentiel d’exploration, et sans référence à la Terre (donc sans souci de se conformer à nos connaissances en matière de cartographie stellaire) ;
– une espèce ET hostile, les Sathars, contre laquelle les autres espèces se sont liguées en une United Planetary Federation (UPF ; en V.F., Fédération des Planètes Unies), dont le bras armé antisathars est les Star Law Rangers (Police Stellaire en V.F.) ; après d’infructueux affrontements militaires, les Sathars se sont désormais tournés vers le sabotage et l’espionnage pour miner leur puissant adversaire ;
– une puissante Pan-Galactic Corporation (PFC ; en V.F., Corporation Pan-Galactique), société privée omniprésente sur la Frontière.
Le livret Expanded Game Rules fournissait quelques explications supplémentaires, en particulier une carte du Frontier Sector permettant d’en situer les différents systèmes (au nombre de 38, dont plus de la moitié sont encore inexplorés), et donnant quelques informations superficielles sur les mondes habités, dont Gran Quivera (dans le système de Prenglar, à peu près au centre de la carte), qui héberge les quartiers généraux de l’UPF, de la PFC et des Star Law Rangers, dans la ville de Port Loren.
Bref, un cadre simplement brossé dans ses grandes lignes, de taille réduite (surtout par rapport à la démesure de l’OTU), riche en possibilités d’aventures de space opera « classique », et laissant une grande liberté au MJ, tout en lui fournissant une base sur laquelle s’appuyer (gros avantage par rapport à Empire Galactique, par exemple, qui ne proposait pas la description d’un petit coin de l’espace, contraignant le MJ à fournir tout le boulot de création ; c’est bien pour ceux qui aiment créer de toutes pièces leurs propres mondes, et qui ont le temps de le faire ; mais au fil du temps, je me suis rendu compte que cette catégorie (dont je fais partie ; avec un bémol pour le temps depuis que je suis entré dans la vie active) était apparemment minoritaire).
Malheureusement, cette boîte de base avait aussi des limites qui devenaient très rapidement flagrantes :
– la moins gênante était le petit nombre d’espèces extra-terrestres qu’il était possible d’incarner : trois seulement. Vous me direz, ça fait toujours trois de plus que dans la boîte de base du Classic Traveller ; certes, mais les deux jeux ne se plaçaient pas sur le même créneau (à moins que je ne projette là mes propres attentes envers eux ?) : Star Frontiers, c’était le space op’ pur et dur (enfin, plutôt pur et mou, pasqu’on était bien loin de la hard science…), avec des planètes variées, des ET en tous genres, et un degré de cohérence moindre que Traveller et son OTU qui était déjà pas mal développé à l’époque. Moi qui à l’époque espérais trouver dans cette boîte un catalogue d’ET un peu comparable au chapitre sur les monstres du Basic Set de D&D, j’avais été cruellement déçu ; mais c’est purement personnel) ;
– plus embêtant, beaucoup, BEAUCOUP plus embêtant, il n’y avait pas de règles sur les vaisseaux spatiaux. Pas la queue d’une. Pour un JdR de space opera, c’était une lacune gravissime, rédhibitoire. Les règles sur les vaisseaux n’apparurent que dans la seconde boîte, Knight Hawks, parue en 1983. Mais en ce qui me concerne, lorsque je mis la main dessus il était trop tard : j’étais passé à autre chose ;
– enfin, le module contenu dans la boîte (SF-0 Crash on Volturnus) était violemment pas terrible. C’était un peu du D&D sur le sol d’une planète, avec des monstres et même des cavernes à explorer. Pas d’espace là-dedans, pas d’étoiles, pas de société futuriste, pas de matos ultra-tech en tous genres, mais des persos coincés malgré eux sur une planète primitive ; une erreur qui sera poursuivie pendant deux autres scénarios constituant sa suite (SF-1 Volturnus, Planet of Mystery et SF-2 Starspawn of Volturnus), histoire de bien continuer à creuser l’ornière dans laquelle Star Frontiers s’était enfoncé tout seul comme un grand.
Une fois que les joueurs déçus se furent détournés du jeu, TSR prolongea la gamme au-delà d’Alpha Dawn et de la pas terrible (dans mon souvenir en tous cas) série de scénarios sur la planète Volturnus (Volturne en V.F.) :En 1983, il y eut un écran accompagné d’un court scénario (Referee’s Screen and Mini Module), la fameuse boîte Knight Hawks contenant les règles de vaisseaux spatiaux, et un scénario, le SF3 Sundown on Starmist, particulièrement mauvais (m’y étant comme d’habitude pris au dernier moment pour rédiger le présent billet, je n’ai pas pris le temps de relire les ouvrages dont je parle (mais j’en ai refeuilleté quelques-uns), et me donc base principalement sur les souvenirs qu’ils m’ont laissé).
1984 fut l’année la plus riche en termes de parutions pour Star Frontiers, avec :
– le scénario SF4 Mission to Alcazzar, qui m’a laissé un bon souvenir mais est meurtrier et destiné à des personnages expérimentés ;
– les deux premiers scénarios exploitant les règles de Knight Hawks : SFKH1 Dramune Run, dans lequel les persos sont recrutés pour constituer l’équipage d’un petit vaisseau marchand (vaisseau qui semble susciter bien des convoitises), et qui, dans mon souvenir, est plutôt pas mal ; et SFKH2 Mutiny on the Eleanor Moraes, le premier volet d’une trilogie, scénario qui m’a lui aussi laissé un souvenir plutôt positif ;
– enfin, deux OVNI dans la gamme, deux scénarios adaptant respectivement les films 2001, L’odyssée de l’espace et 2010, Odyssée deux : l’univers de ces films n’a pourtant rien à voir avec celui de Star Frontiers…
La gamme continua en 1985, d’une part avec quatre scénarios (SFAD5 Bugs in the System (intéressant, mais il repose sur des problèmes informatiques et est donc daté), SFAD6 Dark Side of the Moon (dans lequel les persos, si jamais le MJ réussit à les impliquer dans le scénario, doivent déjouer une entreprise terroriste ; nonobstant le problème de l’implication des persos, donc, ce scénar est plutôt pas mal), et les deux derniers volets de la trilogie commencée avec le SFKH2 : SFKH3 Face of the Enemy et SFKH4 The War Machine, qui mettent les persos aux prises avec les Sathars, les méchants ET manichéens de Star Frontiers, et qui m’ont semblé pas terribles) ; d’autre part, avec un supplément intitulé Zebulon’s Guide to Frontier Space, qui donnait beaucoup plus de profondeur au jeu en présentant de nouvelles règles, quatre nouvelles espèces ET, du matos, des précisions de contexte, et en introduisant les pouvoirs psioniques. Le Zebulon’s (qui était sous-titré Volume 1, ce qui laissait espérer une ou plusieurs suite(s)) aurait pu être le début de la transition de Star Frontiers vers un jeu de SF riche et digne de faire jeu égal (ou presque) avec ses concurrents, mais malheureusement, la gamme s’arrêta là.
1985 fut aussi l’année de la traduction d’Alpha Dawn en français. Elle fut suivie par celles des modules SF1 et SF2, soit ce qu’il y a eu de moins intéressant dans la gamme ; pas étonnant que la V.F. du jeu, souffrant de l’absence de Knight Hawks et sans doute desservi par une critique mi-figue mi-raisin (mais rigoureusement objective) signée Jean Balczesak dans Casus Belli n° 30 (décembre 1985), et par ailleurs pas franchement bien traduite (je n’ai rien contre Bruce Heard, mais ses traductions n’étaient franchement pas au niveau (notez, c’est fréquent en JdR, y compris avec des traducteurs dont le français est la langue maternelle)), n’ait pas marché chez nous.
C’est aussi en 1985 qu’apparut un nouveau JdR de space opera ambitionnant de faire lui aussi concurrence à Traveller : SpaceMaster. Deux ans plus tard, c’était la parution du JdR Star Wars, traduit en français l’année suivante : il n’y avait plus de place pour la moindre tentative de retour de Star Frontiers. Rideau.
Rideau ? Jusqu’à l’avènement d’internet, qui permit au jeu de TSR de connaître une nouvelle vie : d’abord, grâce à Star Frontiers: The first Official site!, sur lequel on pouvait télécharger la plupart des ouvrages de la gamme, et qui servit de point central pour l’organisation de la communauté des fans internautes du jeu ; ensuite, grâce à des zines, le Star Frontiersman (qui ne parait plus) et le Frontier Explorer (qui l’a absorbé). C’est en voyant qu’il existait autour de Star Frontiers une communauté en ligne dynamique que j’ai été amené, dans les années 2000, à me repencher sur ce jeu, et en fait, à le redécouvrir ; et à me rendre compte que, au-delà des préjugés que je pouvais avoir à son égard, il n’était pas le JdR simpliste et limite mauvais que j’étais allé jusqu’à vouer aux gémonies des années plus tôt.
Bref, l’exemple type du JdR de SF injustement méconnu…