Après une interruption l’année dernière pour cause de covid, reprenons la tradition qui veut que ce jour soit celui où je vous présente un JdR de SF injustement méconnu.
Après moult hésitations entre plusieurs candidats, j’ai finalement porté mon choix sur un jeu qui me semble être l’archétype du JdR de SF injustement méconnu : Other Suns.
Avant de mettre la main sur un exemplaire de ce jeu, je le méconnaissais tellement que, du peu (du TRÈS peu : pensez donc, il n’était même pas mentionné dans Des donjons dans les étoiles, le panorama des JdR de SF paru dans Casus Belli n° 44 (premier trimestre 1988) ! Quant à en voir une photo, il fallait se contenter de celle en N&B dans le pavé de Chroniques d’Outre Monde n° 6 (mars / avril 1987), puisque je n’avais pas à l’époque le CB n° 18 (et même si je l’avais eu, une petite vignette sombre en N&B, on y voyait encore moins de choses que sur la photo dans COM)) que j’avais pu lire à son sujet dans la presse spécialisée, j’étais persuadé qu’il s’agissait d’un concurrent simplifié de Space Opera, le JdR de… space opera (!) phare de son éditeur, Fantasy Games Unlimited. Mais à l’époque (dans les années ’80), on avait déjà du mal à se procurer les suppléments pour Space Opera, alors vous imaginez bien qu’un jeu mineur comme Other Suns, même si j’en avais eu les moyens financiers à l’époque, ç’aurait été la croix et la bannière pour mettre la main sur un exemplaire (aurait probablement fallu le commander à l’Œuf Cube, et encore, pas certain qu’ils l’auraient eu en stock). Et ce n’était pas le scénario paru dans l’ersatz de Chroniques d’Outre Monde (n° 21, juin / juillet 1990) qui aurait pu m’éclairer un peu mieux, pasqu’il m’a tellement peu marqué que je me souviens juste de son titre (Le goulag), qu’il me semble qu’il y avait dedans une explication qui ne tenait pas debout, biologiquement parlant, et qu’il y avait ensuite eu une récrimination à son sujet dans le courrier des lecteurs d’un des deux numéros suivants (sais plus lequel, mais mon abonnement, souscrit avant l’éviction de la rédaction originelle et que je m’étais bien entendu abstenu de renouveler ensuite, n’allait pas plus loin).
Je ne me souviens plus de quand j’ai enfin réussi à me procurer un exemplaire d’Other Suns, mais c’était bien plus tard, probablement pendant les années 2000, voire au tout début des années 2010. Et là, grosse surprise (enfin, « grosse », tout est relatif) : si les règles étaient certes nettement plus simples que celles de Space Opera (vous me direz, ça n’avait rien d’un exploit), il ne s’agissait pas d’un space op’ relativement générique, mais au contraire d’un jeu au contexte « typé ».
Paru en 1983 (mais jamais réédité sous la forme d’un livre unique, contrairement à pas mal des jeux FGU de l’époque, d’Aftermath! à Space Opera en passant par Bushido et Privateers & Gentlemen (entre autres)), Other Suns se présente sous la forme classique des jeux des années ’80 (tout particulièrement ceux de FGU) : une boîte contenant deux livrets, un « écran » trois volets (couverts de tables de chaque côté), et une feuille de perso et une feuille de vaisseau vierges (sur la même fiche cartonnée).
Signée Robert Charrette, l’illustration de la boîte est assez classique : personnages futuristes (dont une avec un gros flingue), vaisseaux spatiaux, planète et machin ressemblant à une étoile en arrière-plan. Mais sur les quatre personnages, deux sont des non-humains : l’un ressemble à un ours bipède, l’autre (à peine visible sur la photo du jeu dans COM 6) à un renard lui aussi bipède. Rien de particulièrement surprenant : les « hommes-quelque chose » (homme-chien, homme-chat, homme-singe, homme-oiseau, homme-ours et j’en passe) étant des grands classiques des types de persos possibles en space opera, à Space Opera par exemple.
En retournant la boîte, on découvre une autre illustration, avec six personnages debout devant un vaisseau spatial posé en pleine nature. Mais là, la proportion n’est plus la même : cinq des six individus sont des non-humains, plus précisément des « hommes-quelque chose » (et ils ressemblent même carrément à des Mammifères bipèdes et dotés de mains, pas seulement à des humains à tête d’animal (ils sont couverts de fourrure, pour ce qu’on peut en voir). De nos jours, tout ça fait immanquablement penser aux furries (certains prétendent même qu’Other Suns fut le tout premier JdR furry) ; je ne suis pas certain qu’à l’époque ça ait été perçu ainsi, d’une part pasque le fandom furry n’était pas aussi visible (je ne sais même pas si le terme existait), et d’autre part pasque dans le fond, il n’y avait pas une différence énorme entre ces ET « animaux anthropomorphes » et les hommes-quelque chose de Space Opera (je sais pertinemment que pour ma part, j’aurais vu ça comme un jeu avec un éventail d’hommes-quelque chose plus varié que ses concurrents, et voilà tout). D’ailleurs, même si le jeu fait la part belle aux animaux anthropomorphes et même si, comme nous le verrons tout à l’heure, les humains n’y sont pas l’espèce dominante, c’est bien un perso humain qui sert d’exemple tout au long des règles…
De l’auteur du jeu, Niall Shapero, je ne sais pas grand-chose. Il semble avoir été un contributeur assez actif du zine Alarums & Excursions (Lee Gold et son mari sont d’ailleurs mentionnés dans les remerciements), mais Other Suns fut sa seule production hors zines et magazines.
Tant qu’on en est à parler des remerciements, figure également parmi les noms cités un certain Mark Merlino, qui semble avoir été l’un des principaux acteurs du fandom furry américain à ses débuts. Donc il y a bien des relations entre Other Suns et le fandom furry (et d’ailleurs, en cherchant des infos pour préparer le présent billet, j’ai découvert qu’un wiki furry consacrait une page, certes courte, à Shapero, et une autre à son jeu.
Le premier livret, Characters and Skills (71 pages), débute par une intro expliquant ce qu’est le JdR et donnant les grandes lignes du contexte du jeu. Non seulement le jeu propose de jouer plein d’autres espèces que des humains, mais sa grande puissance interstellaire, l’Hégémonie L’Doran, est apparue alors que la Terre n’en était qu’au temps de l’Égypte antique, et quand l’humanité s’est enfin tournée vers les étoiles, elle y a été très mal reçue pasqu’elle se pointait en conquérante, les flingues en avant, ce qui était contraire au principe de base pacifiste de l’Hégémonie. Du coup, l’Empire Terrien a été vaincu militairement, mais ça ne lui a pas servi de leçon car une deuxième guerre l’a opposé à l’Hégémonie, guerre qui s’est terminée avec la destruction de l’Empire et a laissé la Terre ravagée par le feu nucléaire (mais a fortement affecté l’Hégémonie sur le plan économique). Nous sommes désormais plusieurs siècles plus tard (en 3727 selon notre calendrier), et les humains ne sont qu’une espèce parmi les multiples qui constituent l’Hégémonie.
Pour le reste, le contexte, à peine ébauché, est relativement classique, avec des vaisseaux spatiaux voyageant plus vite que la lumière, des lasers, de la terraformation, et autres aspects technologiques traditionnels du space opera. On nous indique même que le voyage dans le temps est techniquement possible (mais le jeu n’exploite pas cet aspect, qui me semble donc devoir être plus problématique qu’autre chose)… En non technologique, signalons qu’il y a des pouvoirs psioniques.
Les règles, qui constituent l’essentiel du jeu, sont vaguement dérivées du Basic Roleplaying System de Chaosium. Je ne les ai pas étudiées en profondeur, d’autant que j’ai lu le jeu alors que j’étais déjà depuis bien longtemps passé à GURPS et que les systèmes de règles en JdR ne m’intéressaient plus guère (pour ne pas dire qu’ils m’emm…nuient). Disons que c’est des règles comme on en trouvait dans pas mal de JdR des années ’80, avec des calculs à faire à la création de persos, un vaste éventail de compétences, une recherche de la simulation, des tables, des armes qui utilisent les différents types de dés pour leurs dégâts (du D4 au D12 ; je n’en ai pas vu pour lesquelles il faut sortir le D20, mais il sert ailleurs dans le jeu), etc… Le genre de trucs qui serait passé crème pour moi à l’époque, mais vis-à-vis duquel je ne suis désormais plus tellement disposé à faire l’effort.
Le jeu propose principalement d’incarner des persos militaires, d’autres possibilités n’étant que survolées (un tout petit peu moins vite pour la police que pour le reste).
La description des différentes espèces non-humaines (qui sont donc pour la plupart, mais étonnamment, pas toutes, des hommes-quelque chose) n’arrive qu’à la fin du livret. On peut jouer des Altani (hommes-renards télépathes qui furent l’espèce majeure de l’Hégémonie et restent une de ses cinq espèces principales), des H’Reli (hommes-félins), des Bjora (gigantesques hommes-ours), des Ata’a (qui ressemblent vaguement à des clébards géants centauroïdes à quatre pattes et deux bras), des Uquoi (hommes-varans), et une demi-douzaine d’autres espèces de moindre importance au sein de l’Hégémonie (dont les humains, donc, mais aussi les robots (enfin, pour ces derniers, la possibilité existe mais on n’a pas beaucoup de billes)).
Le second livret, Starships & World Building (65 pages), contient comme son nom l’indique les règles sur les vaisseaux spatiaux et sur les mondes, mais aussi tout ce qui est matos, des conseils de jeu, un scénario, quelques infos de contexte, un index de six pages couvrant le contenu des deux livrets (une riche idée, surtout pour l’époque où ça n’était pas du tout dans les mœurs ; malheureusement, quand j’ai voulu m’en servir je n’y ai pas trouvé ce que je cherchais), et une carte de la planète Novaya Amerika (en projection de Mercator, un choix inhabituel dans les JdR de SF) en quatrième de couverture.
Pour dépasser la vitesse de la lumière, les vaisseaux accèdent à un jump space, mais en dehors du terme, ça n’a rien à voir avec Traveller. Les trajets sont bien plus rapides que dans la plupart des contextes de space opera, leur vitesse se mesurant en dizaines d’AL par heure pour les plus véloces. Notez qu’un appareil en saut peut communiquer avec d’autres vaisseaux, ou avec l’espace « normal », et qu’à l’entrée ou à la sortie du jump space, les occupants d’un vaisseau peuvent être victimes de jump shock et se retrouver temporairement hors d’état d’agir.
Il y a des règles de création de vaisseaux (un incontournable de ce type de JdR). Les règles de combat spatial par contre tiennent en seulement à peine plus d’une page.
Le catalogue de matos consiste principalement en des véhicules et du matos médical (armes et protections étant présentées dans le premier livret). En dehors de ça, il n’y a que quatre objets décrits : c’est un peu surprenant pour un JdR de SF « haute technologie »…
Les règles de création de mondes, autre incontournable des JdR de space opera, comportent en particulier une douzaine de pages de tables indiquant, en fonction de la classe stellaire et du rayon orbital, la température diurne moyenne et la période de révolution d’une planète. Par contraste, la partie concernant la création des civilisations planétaires, traditionnellement située à la fin de ces règles, n’occupe même pas deux pages…
Un panorama de quelques spécimens intéressants de la flore et surtout de la faune de la planète Novaya Amerika, qui va bien au-delà des classiques gros gibier et prédateurs, occupe environ neuf pages et constitue à mes yeux l’aspect le plus intéressant du jeu. On n’est certes pas au niveau d’un monument du genre comme Blue Planet, mais ça y fait quand même penser. Et c’est bien entendu cannibalisable vers d’autres contextes de SF…
Le scénario n’occupe même pas deux pages. Il se passe sur Novaya Amerika (un monde de type terrien peuplé d’environ 500 millions d’humains et dirigé par une dictature soviétique), et envoie les PJ retrouver un véhicule antigrav qui s’est écrasé dans un coin reculé (et dangereux) de la planète avec le fils d’un ministre à son bord. C’est court, c’est simple, ça n’a rien d’extraordinaire, mais ça doit donner une petite partie bien sympathique.
Ce livret contient un fourre-tout d’annexes, avec en particulier une chronologie (pour la Terre, on notera la Troisième Guerre Mondiale en 2010/2011, qui opposa l’alliance américano-soviétique aux communistes chinois (plus précisément, mais ça n’est pas indiqué dans le jeu lui-même me semble t-il, à l’alliance sino-japonaise)), la description (en un paragraphe ou à peine plus à chaque fois) de quinze mondes de la Commonality of Man, qui rassemble les humains au sein de l’Hégémonie (dont la capitale New Jerusalem, Novaya Amerika, plusieurs « mondes goulag » vers lesquels l’Empire Terrien (issu de l’alliance américano-soviétique) déportait ses dissidents, et un monde nommé Shayol qui ne me semble pas avoir de lien avec la planète du même nom décrite par Cordwainer Smith dans Les seigneurs de l’instrumentalité), et celle de quelques grosses entreprises (dont Alderson Shipyards, un constructeur de vaisseaux spatiaux dont nous allons reparler un peu plus loin), et une bibliographie qui mêle bouquins de SF, bouquins sérieux et même un zine, The Lords of Chaos, dans lequel Niall Shapero publiait ses notes de campagne.
Bref, comme vous le voyez, Other Suns tenait largement la comparaison avec ses concurrents de l’époque. Par ailleurs, même si sa proximité avec le fandom furry est indéniable, cet aspect restait secondaire (puisque le jeu mettait avant tout l’accent sur les humains). Il était sans doute un peu trop typé (avec l’humanité réduite à un rôle de second plan dans la société interstellaire de l’Hégémonie) pour s’imposer comme l’un des poids lourds du circuit, mais avec une petite gamme pour le soutenir il aurait pu obtenir un bon succès d’estime.
Hélas, la gamme ne comporta qu’un unique supplément, Alderson Yards Shipbook (48 pages, paru en 1984), comme son nom l’indique un recueil d’engins spatiaux (et plus précisément et toujours comme son nom l’indique, d’engins spatiaux fabriqués par l’entreprise Alderson Shipyards), certains accompagnés de leurs plans. Très correct et illustré par S. S. Crompton, ce livret tenait la comparaison avec ses homologues de la série Seldon’s Compendium of Starcraft pour Space Opera.
Un autre supplément, Ice World, fut annoncé en 1986 dans plusieurs titres de la presse spécialisée francophone (Casus Belli n° 33, Chroniques d’Outre Monde n° 2, Info-Jeux n° 5), et jusqu’à ce que j’accède à internet dans les années ’90, j’étais persuadé qu’il était effectivement sorti ; mais ce n’était pas le cas (des morceaux de son texte sont disponibles en ligne ici, mais j’ai récupéré ça il y a plus de vingt ans et n’en ai guère de souvenirs).
Dans la presse spécialisée, il y eut encore un article de trois pages par Niall Shapero dans The Dragon n° 89 (septembre 1984), plus précisément dans le sous-magazine Ares : Luna, The Empire and the Stars, qui décrivait la Lune dans le contexte d’Other Suns. Et bien entendu (mais c’est encore plus anecdotique), le scénario Le goulag évoqué plus haut.
Bref, pas de quoi permettre à Other Suns d’acquérir une assise suffisante pour survivre. Et par la suite, le développement du fandom furry (et surtout de ses connotations sexuelles), avec lequel les amateurs de SF « respectables » ne voulaient surtout pas qu’on puisse les associer, et l’apparition de JdR ouvertement furry comme Albedo (en 1988), plus à même de capter l’audience de ce milieu, lui bouchèrent sans doute tellement l’horizon que, malgré un projet de deuxième édition dont on peut trouver des morceaux sur ce site, le jeu n’a, ni réussi à rassembler en ligne un public de nostalgiques (comme a pu le faire Star Frontiers), ni fait partie des multiples rééditions de vieux JdR auxquelles on a assisté depuis le début du siècle, ni même été ressorti au format *.pdf par son éditeur (qui a cependant encore au moins un exemplaire d’Alderson Yards Shipbook à son catalogue !). Dommage…