Suite à la publication (déjà évoquée en ces lieux) d’une longue interview de Didier Guiserix, des débats ont fait rage en divers lieux de discussion rôludique sur internet au sujet d’un éventuel âge d’or du JdR, voyant s’opposer tenants de l’existence d’un tel âge d’or (souvent situé dans les années ’80, plutôt dans leur seconde moitié, et souvent défendu par des personnes l’ayant vécu en tant que joueurs) et leurs détracteurs affirmant qu’il n’y a pas eu d’âge d’or et que si une période de l’histoire du JdR mérite cette appellation, il s’agit de l’époque actuelle, avec le foisonnement de publications lié aux technologies modernes et tout particulièrement à internet (ces détracteurs sont souvent plus jeunes que leurs adversaires, et trop jeunes pour avoir joué à l’époque).
Je me suis jusqu’à présent soigneusement abstenu de prendre part à un débat qui s’annonçait franchement stérile, les positions de chaque camp ne pouvant pour ainsi dire pas évoluer, chacun jugeant l’âge d’or à l’aune de sa propre expérience, de son propre vécu, et de ce qu’il met lui-même derrière un tel vocable.
Mais ça ne veut pas dire que je n’ai pas d’avis sur le sujet, bien au contraire !
Et sans surprise, je serais plutôt de l’avis des premiers. À un point tel que j’ai tout d’abord été franchement surpris quand j’ai vu des gens contester cet avis…
Je n’emploierai cependant pas l’expression « Âge d’Or », ne serait ce que parce que je lui donne déjà un sens particulier, ainsi que je l’ai expliqué dans mes notes pour une histoire du JdR, et que l’époque dont il est question dans le présent débat n’est pas exactement la même (même si les deux se recoupent en grande partie). Je ne peux pas non plus évoquer une « grande époque », puisque j’ai employé cette expression comme synonyme de mon Âge d’Or. Parlons donc plutôt ici de Belle Époque.
Car il a bien existé une époque favorisée, une époque hors du commun, une époque dont ceux qui (comme moi et comme la plupart des lecteurs habituels de ce blog) l’ont vécue en tant que joueurs de JdR (par opposition à ceux qui étaient nés, mais ne jouaient pas encore, et à ceux qui n’étaient même pas nés) gardent un souvenir particulier.
Quelles en sont les caractéristiques, au delà de la nostalgie que chacun peut éprouver envers l’époque de sa propre vie où il a véritablement sombré corps et biens dans l’activité rôludique, où il avait à la fois le temps de s’y adonner, des joueurs potentiels à sa disposition en abondance, un phénomène de nouveauté quasi-générale quel que soit le domaine rôludique vers lequel il se tourne (car, encore néophyte, beaucoup de choses, même celles qui aux yeux du vieux routard du JdR ne sont que d’infâmes resucées de thèmes désormais éculés, avaient pour lui le goût incomparable de la découverte, de l’inédit), et peu de préoccupations annexes (en gros et selon les personnes, cela correspond généralement à un âge allant du collège aux années universitaires) ?
Chez nous, la Belle Époque correspond globalement à une période allant de l’arrivée de Casus Belli en kiosques (1986) à celle de Magic (1993 ou 1994, la date exacte est assez imprécise dans mon souvenir, et de toutes façons importe peu dans une telle définition). Il est probable qu’aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, par exemple, elle ait été légèrement plus précoce.
À cette époque :
– le JdR commençait à toucher un large public, dépassant largement le seul milieu des joueurs fréquentant les boutiques spécialisées : on commençait à avoir du choix parmi les JdR en français (la maîtrise de l’anglais n’était donc plus une condition indispensable) ; Casus Belli était disponible en kiosques ; on pouvait (au moins au début de cette période) trouver des JdR en librairie (Empire Galactique, l’Œil Noir, Pendragon), dans ces grands temples de la société de consommation que sont les FNAC, ou sur les catalogues de grands noms de la vente par correspondance ; des jeux faciles d’accès pour le néophyte complet étaient apparus (MEGA ou L’Œil Noir, par exemple) ; et des passerelles existaient pour amener de nouveaux joueurs à cette activité (Jeux & Stratégie, qui ratissait large, parlait de JdR, le phénomène des Livres dont vous êtes le héros était florissant, et entraînait derrière lui d’autres utilisations, plus grand public encore, du principe du « rendez vous au paragraphe N ».
– les tirages atteints par les JdR, et le seuil au-delà duquel on considérait qu’un nouveau jeu était un succès commercial, étaient sans commune mesure avec ce qui se fait de nos jours.
– la communauté des joueurs partageait vraiment quelque chose de commun. Certes, AD&D, qui se taillait encore la part du lion, n’était plus un passage obligé dans une vie rôludique, mais la communauté n’était pas encore fragmentée en « chapelles » plus ou moins sectaires, il n’y avait pas d’opposition marquée entre les tenants du Rôle et ceux du Jeu, entre ambiance et simulation, entre amateurs de Vampire et vieux dungeonners. Pour prendre une comparaison biblique, on était alors avant la tour de Babel : on partageait une langue commune. L’apparition de Vampire en 1991 est souvent considérée comme le début de la construction de la tour de Babel des JdR, mais les prémices en existaient déjà, et ce jeu n’a fait que cristalliser ou rendre bien visible un phénomène sous-jacent déjà amorcé, et qu’on rencontrait déjà entre dungeonners et amateurs de Call of Cthulhu (mais de façon moins marquée, une forte proportion de joueurs étant biclassée).
Dès lors que la communauté des joueurs était fragmentée, la Belle Époque avait irrévocablement cessé d’exister.
– tout n’avait pas encore été écrit en JdR, tous les sujets, tous les univers, n’avaient pas encore été abordés.
Alors certes, ceci reste vrai à ce jour (et le restera), mais on a quand même aujourd’hui plus de difficultés à trouver des sentiers non encore explorés.
Il faut d’ailleurs noter que c’est pendant la Belle Époque qu’on est (comme je l’ai déjà fait remarquer ici-même) passés de jeux sans univers détaillés à des jeux définis par leurs univers (le tournant étant pris aux États-Unis avec Dragonlance à partir de 1984, et l’apogée étant atteint avec le surdéveloppé Forgotten Realms, dont l’épopée commence en 1987).
– on assistait à un véritable foisonnement de JdR et de revues. Ceci se retrouve (au moins pour les JdR) de nos jours, mais la première « grande extinction » de l’Histoire du JdR est aussi la fin de la Belle Époque…
Au passage, ce foisonnement des jeux a probablement contribué à la fin de la Belle Époque, en dispersant les joueurs et en contribuant à l’effet Tour de Babel évoqué plus haut.
– enfin, de ce côté ci de l’Atlantique, nous n’avions pas encore été touchés par les campagnes de dénigrement médiatiques qui se sont déchaînées à partir du milieu des années ’90 (affaire Maltese en 1994, mise en cause (en 1995, sauf erreur de ma part) de joueurs de JdR dans l’affaire de la profanation du cimetière de Carpentras datant de 1990, puis émissions de désinformation grand public de jacques pradel et mireille dumasque), campagnes qui, en jetant l’opprobre sur le JdR, ont enfoncé quelques clous supplémentaires sur le cercueil d’une Belle Époque définitivement révolue.
Alors certes, certaines de ces caractéristiques qui définissent la Belle Époque existaient à d’autres époques, voire existent encore de nos jours.
Mais… c’est plus pareil.
Et est ce que c’était mieux avant ?
Pas forcément. Mais c’était bien.
Ping : La querelle des anciens et des modernes | imaginos